MĂ©decin depuis 24 ans, Amina Yamgnane sort un livre coup de poing sur les violences gynĂ©cologues et obstĂ©tricales. La fille de lâancien ministre Kofi Yamgnane, qui a ouvert la clinique des femmes Ă Paris en 2016, y fait son mea culpa. Elle en appelle Ă une politique publique de la bientraitance.
FormĂ©e Ă la mĂ©decine en Belgique, vous avez ensuite exercĂ© Ă lâhĂŽpital Necker, avec une spĂ©cialitĂ© sur les grossesses Ă trĂšs haut risque. Vous parlez dâannĂ©es « sans empathie » et dites que vous avez Ă©tĂ©, vous-mĂȘme, « maltraitante dans le soin ». La faute Ă qui ?
Amina Yamgnane : « La faute Ă lâenseignement que nous, mĂ©decins, avons reçu depuis la nuit des temps ! Nous sommes, depuis toujours, centrĂ©s sur lâorgane et la maladie, sans nous prĂ©occuper de lâindividu qui les traverse. Je suis partie de Bretagne en 1988, jâai Ă©tĂ© diplĂŽmĂ©e de gynĂ©cologie obstĂ©trique Ă lâuniversitĂ© de Louvain, en Belgique, en 2000. On parle aussi dâune Ă©poque oĂč les droits du patient Ă©taient moins larges, du point de vue du droit. La notion de consentement nâest apparue quâen 2002 en France : ça ne venait Ă lâidĂ©e de personne dâinformer les patient(e) s sur les traitements, par exemple. Ni de demander Ă une femme si ça la dĂ©rangeait dâĂȘtre nue pour lâexamen gynĂ©cologique. Encore moins si elle acceptait la pose dâun spĂ©culum. Jâai 54 ans, je suis moi aussi lâhĂ©ritiĂšre de cette mĂ©decine Ă la croisĂ©e du non-consentement, de lâabus de pouvoir, du paternalisme et de la misogynie. Oui, jâai Ă©tĂ© maltraitante dans le soin, mĂȘme si câĂ©tait malgrĂ© moi ».
Quel meilleur exemple de maltraitance pouvez-vous nous donner. Et comment en ĂȘtes-vous sortie ?
« Le plus emblĂ©matique est le choix de la contraception. VoilĂ ce que jâai longtemps dit Ă mes patientes : Madame, vous nâavez pas encore eu dâenfant ? Alors pas de stĂ©rilet, car cela vous expose aux risques dâinfection. Quant Ă une ligature tubaire : si vous nâavez pas au moins quarante ans et plus de deux enfants, jamais de la vie ! Encore aujourdâhui, je mets au dĂ©fi une femme de 32 ans sans enfant dâobtenir une ligature des trompes. La loi nous contraint pourtant Ă entendre la dame, mĂȘme si câest pour faire valoir la clause de conscience ensuite. Le dĂ©clic, je le dois Ă la pĂ©dopsychiatre Françoise MolĂ©nat, qui mâa conseillĂ©, en 2003, une formation sur le ressenti des patientes en maternitĂ©. Jâai dâabord Ă©tĂ© hermĂ©tique Ă tous ces tĂ©moignages de ratages sur des situations obstĂ©tricales banales. Je nâavais pas fait toutes ces annĂ©es dâĂ©tudes pour me faire dicter la leçon ! Et puis, un jour, jâai Ă©tĂ© prise dâun vertige. Il se trouve que jâĂ©tais enceinte et que jâai senti mon enfant bouger dans mon ventre. Tout dâun coup, je me suis identifiĂ©e Ă ces femmes qui me racontaient leur quotidien. Ăa, lâuniversitĂ© ne me lâavait jamais enseignĂ©. Pire, mes professeurs me lâavaient toujours interdit ! »
« On sait quâune femme sur six en cabinet de gynĂ©cologie a Ă©tĂ© victime de violences sexuelles. Ne pas en tenir compte, rompre la confiance des soins, câest prendre le risque quâelles ne se soignent plus demain. »
Le #MeToo et les exigences de la sociĂ©tĂ© rattrapent aussi votre profession. Des mĂ©decins en vue, comme le Pr DaraĂŻ ou la pĂ©diatre Caroline Rey-Salmon, ont Ă©tĂ© rĂ©cemment visĂ©s. Lâun a Ă©tĂ© mis en examen pour violences volontaires, la seconde a fait lâobjet dâune plainte pour agression sexuelle. Pour vous, la profession vit encore dans le dĂ©ni ?
« Malheureusement, oui, et il y a urgence Ă rĂ©agir. Le cas du Pr DaraĂŻ est emblĂ©matique. Quâun professeur des universitĂ©s, praticien hospitalier (PUPH), hautement rĂ©putĂ© et connectĂ© Ă lâinternational, nâait lui-mĂȘme pas reçu la formation pour faire Ă©voluer sa pratique, cela pose grandement question. Il nâavait que 45 ans quand la loi sur le consentement est sortie ! Cela montre quâon a collectivement failli. ï»żHeureusement, la jeunesse pousse pour que ça change, que ça soit cĂŽtĂ© patientes ou chez les jeunes gynĂ©cologues. Je les admire beaucoup et je compte aussi sur elles pour y arriver. »
Votre Clinique des femmes, à Paris, expérimente, depuis 2016, un modÚle plus vertueux. Mais il est aussi coûteux et forcément sélectif. Est-ce une solution pour demain ?
« On y expĂ©rimente lâĂ©coute active, auprĂšs de 12 000 patientes par an. On ouvre sept jours sur sept mais on a diminuĂ© les cadences, le personnel nâest plus en burn-out, et le bĂ©nĂ©fice, pour les femmes, va au-delĂ de ce que nous pouvions imaginer. On sait quâune femme sur six, en cabinet de gynĂ©cologie, a Ă©tĂ© victime de violences sexuelles. Ne pas en tenir compte, rompre la confiance des soins, câest prendre le risque quâelles ne se soignent plus demain. Câest aussi laisser leurs futurs enfants dans le mal-ĂȘtre transmis par les 17 % de dĂ©pression post-partum en France. Alors oui, nous avons fortement investi et, Ă 140 âŹ, nos consultations sont coĂ»teuses. Mais sâil Ă©tait intĂ©grĂ© dans une politique nationale, ce surcoĂ»t Ă©viterait, in fine, des dĂ©penses qui sâavĂšrent aujourdâhui bien plus importantes. »
« Il faut en finir avec le mythe de lâheureux Ă©vĂ©nement. On gagnerait Ă informer loyalement et systĂ©matiquement les citoyennes sur les rĂ©alitĂ©s de lâaccouchement. »
Le paternalisme se niche, dâaprĂšs vous, sur les rĂ©seaux sociaux et jusque dans la prĂ©paration Ă lâaccouchementâŠ
« Oui, car ils continuent Ă vĂ©hiculer le mythe de lâheureux Ă©vĂ©nement. Or, on gagnerait Ă informer loyalement et systĂ©matiquement les citoyennes sur les rĂ©alitĂ©s de lâaccouchement. Quand on est enceinte pour la premiĂšre fois, on a 20 % de risque dâavoir une cĂ©sarienne et 20 % dâun accompagnement par instrumentation. On a encore six chances sur dix dâaccoucher par voie basse, pas plus. Ne pas dire les rĂ©alitĂ©s en face peut gĂ©nĂ©rer par la suite de la souffrance et mĂȘme de la dĂ©fiance Ă lâĂ©gard de la profession. Et ça aussi, câest dĂ©jĂ du paternalisme. »
Vous en appelez Ă une politique publique et Ă un « Grenelle » de la bientraitance en gynĂ©cologie obstĂ©trique. Pourquoi ?
« Jâestime quâil est temps de se mettre autour de la table pour changer de mĂ©thode. Le XXe siĂšcle a Ă©tĂ© celui de la haute technicitĂ©, qui a permis de diminuer la mortalitĂ© Ă lâaccouchement et de mĂ©dicaliser les interruptions volontaires de grossesse. Le XXIe siĂšcle doit devenir celui de lâhumanisation des soins et de la prise en compte de la santĂ© mentale. La bientraitance devrait par exemple faire partie intĂ©grante des critĂšres retenus par la Haute autoritĂ© de santĂ© (HAS) pour Ă©valuer les accouchements. En concentrant de plus en plus lâactivitĂ© dans des grandes maternitĂ©s, le systĂšme de soins pĂ©dale actuellement dans le mauvais sens. Si on attend cinquante ans pour sâen rendre compte, il sera trop tard. »
« Prendre soin des femmes. En finir avec les violences gynĂ©cologiques », du Dr Amina Yamgnane. Aux Ă©ditions Flammarion. 21 âŹ