Mardi dernier, nous avons publiĂ© lâarticle « MĂ©lenchon a-t-il bien compris Arendt ? », sous la plume dâAnne-Sophie Moreau, pour mettre en perspective ses propos polĂ©miques sur le prĂ©sident de lâuniversitĂ© de Lille, accusĂ© dâagir comme le nazi Adolf Eichmann aprĂšs avoir acceptĂ© dâinterdire une confĂ©rence sur Gaza. Le dirigeant de La France insoumise, dĂ©sormais poursuivi par le gouvernement pour « injure publique », a demandĂ© un droit de rĂ©ponse, que nous publions ici.
« MĂ©lenchon a-t-il bien compris Arendt ? », interrogez-vous. Et vous ? Mâavez-vous bien compris ? En effet, jâai fait mienne sa description du mĂ©canisme qui conduit Ă faire le mal le plus abominable en toute bonne conscience. Les controverses Ă propos du personnage dâEichmann ne changent rien Ă ma conviction sur ce processus.
La vie mâa permis de lâobserver de prĂšs. CâĂ©tait en Argentine, au procĂšs du gĂ©nĂ©ral Videla. Jây accompagnais deux femmes qui avaient Ă©tĂ© dĂ©tenues au camp de torture “El Vesubio” Ă Buenos Aires. Les dictateurs Videla et Viola assassinĂšrent 30 000 personnes. Je nâentre ici dans aucun compte rendu, ni dĂ©tail. Sauf un. Les militaires citĂ©s Ă comparaĂźtre avaient participĂ© Ă la chaĂźne des meurtres depuis lâarrestation des “terroristes”, le vol de leurs affaires aprĂšs leur exĂ©cution en passant par les sĂ©ances de torture, le rapt de leurs enfants et les diffĂ©rentes Ă©tapes du transport par terre ou dans les airs pour les jeter Ă la mer. Mais ils plaidaient tous, sans exception, la non-culpabilitĂ© au nom du “devoir dâobĂ©issance” consubstantiel selon eux Ă leur condition de militaire. Certes. Mais celui-ci ne les exempte jamais de lâimpĂ©ratif moral. Pourquoi ne lâont-ils pas assumĂ© ?
CâĂ©tait dĂ©jĂ un sujet de mes discussions de jeunesse sur la responsabilitĂ© morale dans lâaction politique. Il ne nous suffisait pas de comprendre les conditions de la production du bien. Nous voulions connaĂźtre aussi celles du mal. Ne prĂ©supposions-nous pas naĂŻvement : lâĂȘtre humain “naĂźt bon mais la sociĂ©tĂ© le corrompt” ? Comprendre la production du mal, câest refuser la banalisation du mal comme essence humaine
En utilisateur rĂ©solu du matĂ©rialisme historique, je sais comment la question “pourquoi” se rĂ©sout en dĂ©crivant “comment”. Le “comment” tel que dĂ©crit par Hannah Arendt mâa semblĂ© ĂȘtre une clef efficace. Je rĂ©cuse donc lâidĂ©e que “la fin justifie les moyens”, ou Ă lâinverse que les consĂ©quences ultimes nâimpliquent pas les Ă©tapes qui y conduisent.
Alors, si jâai bien compris Hannah Arendt, pourquoi qualifier dâ“abjecte” ma comparaison des conditions qui mĂšnent au crime ? EmpĂȘcher de connaĂźtre une analyse du monde et du gĂ©nocide quâil voit sâaccomplir nâest-il pas de lâordre de la production banale du mal ? Surtout quand celui qui dĂ©cide cette interdiction dĂ©nonce lui-mĂȘme des pressions faites sur lui, alors mĂȘme quâil y cĂšde ? Pourquoi dire que jâai comparĂ© les deux hommes ? Jâai comparĂ© lâengrenage. Si je prĂ©cise bien : “le prĂ©sident est sans doute un brave homme”, câest que je ne vise pas la personne, mais le mĂ©canisme dont il se fait une servitude volontaire dâĂȘtre un rouage. Sa fuite devant le rĂ©el le conduit mĂȘme Ă pleurnicher pour demander quâon se contienne dans la critique quâil prĂ©voit pour cette interdiction. Comme sâil sâagissait dâun dĂ©bat acadĂ©mique, et non de la dĂ©nonciation dâun gĂ©nocide.
Lisez son communiquĂ© : “On ne peut que regretter, dans ce contexte, la pression exercĂ©e sur lâautonomie pĂ©dagogique et scientifique des Ă©tablissements dâenseignement supĂ©rieur. [âŠ] Ă Lille, comme ailleurs, lâuniversitĂ© continuera Ă dĂ©fendre les valeurs de la science, du dĂ©bat intellectuel et de lâĂ©coute, loin des caricatures et des idĂ©es reçues. Câest pourquoi lâuniversitĂ© de Lille invite chacune et chacun Ă la mesure dans les propos qui seront tenus afin de prĂ©server le bien commun qui nous rassemble.” Lâinterdiction est la nĂ©gation de ces pĂ©roraisons.
Mon discours dĂ©taillait la production du mal par des gens ordinaires. Il alertait mes auditeurs sur les mĂ©canismes qui conduisent Ă en ĂȘtre lâagent. Ma leçon Ă©tait : sont criminels ceux qui commettent le crime, mais aussi ceux qui le laissent faire en sachant de quoi il sâagit. Mes mots y sont pesĂ©s, autant quâils peuvent lâĂȘtre Ă lâoral quand on expose une idĂ©e philosophique sur une place publique, aprĂšs deux interdictions de confĂ©rences dans la mĂȘme journĂ©e. Jâagis conformĂ©ment Ă mon devoir politique et Ă ma compĂ©tence philosophique. Quâest-ce que ma licence de philosophie, sinon une autorisation dâenseigner ? Ă ma maniĂšre, je cherche Ă le faire au fil de mes discours comme Ă Sciences Po Paris, car je me sens comptable devant la jeune gĂ©nĂ©ration.
Vous dites au sujet de mes mots : “la justice tranchera”. Un philosophe ne peut le croire. La justice avait conclu Ă la culpabilitĂ© de Socrate. Sans me comparer Ă lui, jâen ai retenu combien la quĂȘte de vĂ©ritĂ© et de justice Ă©tait dâun autre ordre que la simple application de la loi. PrĂ©cisĂ©ment parce quâelle sâest faite trop souvent le vĂ©hicule de la “banalitĂ© du mal”, comme pour la rafle du Velâ dâHivâ.
Interdire une confĂ©rence serait un moindre mal face au risque (dâailleurs inexistant) de violences. Mais le moindre mal, câest toujours le mal.