la marchandise monétaire et ses mystères, Ernst Lohoff, in Society…

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  • Jézabel Couppey-Soubeyran : « Emettons de la monnaie sans dette ... » (oct 2023)

    Tout ce qui répondrait à des besoins écologiques n’est pas finançable par la monnaie actuelle.
    Le principe d’une monnaie sans dette rappelle celui de la « monnaie communiste » du groupe Économie du réseau salariat
    https://seenthis.net/messages/1029139

    Jézabel Couppey-Soubeyran : « Emettons de la monnaie sans dette pour financer les investissements non rentables de la transition écologique »

    Chronique Le Monde, 28 octobre 2023

    Les sources classiques de financement ne permettent pas d’assurer les nombreuses dépenses nécessaires à l’adaptation de nos sociétés au changement climatique. L’économiste propose, dans sa chronique, d’innover par un nouveau mode de création monétaire.

    Qu’y a-t-il de commun entre la désartificialisation des sols, la dépollution des eaux, la collecte des déchets océaniques, la création de réserves de biodiversité, le rétablissement de petites lignes de chemin de fer, les aides à apporter pour que tous les ménages accèdent à la transition, etc. ? Ce sont autant de postes de dépenses nécessaires à une transition écologique juste, mais dépourvues de retour financier, ce qui les rend impossibles ou presque à financer par des fonds privés. A petite échelle, on trouvera bien des formes innovantes de finance participative ou de mécénat, mobilisant des financeurs privés plus soucieux de l’impact écologique et social de leur argent que de rentabilité financière. Mais, à grande échelle, de telles dépenses exigent beaucoup de fonds publics.

    Etrangement, les estimations disponibles des besoins de financement de la transition font peu de cas de la part de ces dépenses non rentables, et pourtant nécessaires à une transition non tronquée. Or cette part est a priori massive. L’un des rares chiffrages émane du cabinet McKinsey & Company, qui avait estimé dans un rapport de 2021 que la moitié, en moyenne, des 1 000 milliards d’investissements annuels (pendant au moins sept ans) nécessaires en Europe pour atteindre la neutralité carbone « ne présentaient pas de perspectives de rentabilité suffisante pour les investisseurs privés ». Même si ledit rapport visait surtout à obtenir un assouplissement du cadre réglementaire et des aides publiques pour « viabiliser » les investissements privés, il démontre de fait que la transition écologique n’aura pas lieu sans mobiliser une grande part de fonds publics !

    Mais les sources classiques du financement public n’y suffiront pas non plus. La dette exige un retour financier pour être remboursée : l’augmentation de la dette publique, fût-elle possible, ne financera donc pas du non-rentable sans se heurter à un problème de soutenabilité. Quant à l’impôt, son augmentation n’exige pas seulement d’en finir avec la course au moins-disant fiscal, mais de continuer à faire croître l’économie au détriment des limites planétaires. C’est donc vers une forme nouvelle de création monétaire, sans dette, qu’il faut se tourner pour financer l’indispensable non rentable.

    Notre système monétaire et financier repose sur l’institution maîtresse de la monnaie-dette, créée et mise en circulation par les banques lorsqu’elles octroient des crédits (on dit que « les crédits font les dépôts ») sous l’égide de la banque centrale. Or un mode d’émission encastré dans le marché de la dette réserve la création monétaire aux activités financièrement rentables. A sa création par les banques comme dans les échanges dont elle fait l’objet sur les marchés financiers, la monnaie-dette, pilier du capitalisme, va à l’argent pour faire de l’argent. Cela exclut du bénéfice de la création monétaire et de ces échanges tous les investissements socialement ou environnementalement indispensables, mais qui ne s’avèrent pas rentables d’un point de vue financier.

    L’institution doit changer

    Or le mode d’émission de la monnaie n’est pas gravé dans le marbre, l’histoire longue de la monnaie témoigne de sa malléabilité, qui épouse les besoins de la société. Si l’on convient que le projet sociétal ne devrait plus être l’accumulation à tout-va, mais la satisfaction de nos besoins en respectant les limites planétaires et la dignité humaine, alors l’institution monétaire doit changer.

    Pour financer la part non rentable des investissements de transition et, au-delà de la transition, pour rendre possible la réalisation d’objectifs collectifs sous les signes du non-marchand, du social et de l’écologie, un mode complémentaire d’émission monétaire, sans dette, est nécessaire et possible. Techniquement, rien n’empêcherait la banque centrale d’émettre de la monnaie légale sans dette ni achat de titres, simplement en l’inscrivant sur le compte d’une société financière publique.

    Celle-ci la mettrait en circulation non pas en la prêtant mais en l’allouant sous forme de subventions (c’est-à-dire sans contrepartie financière, mais sous condition de réalisations d’objectifs de développement durable) à des projets d’investissements sélectionnés en fonction de leur impact sur l’environnement ou le tissu social et de leur profil de (non-) rentabilité financière. Et ce quel que soit le statut du porteur de projet (entreprise de l’économie sociale et solidaire, PME, associations, ménages, office HLM, collectivités locales, hôpitaux, universités, etc.).

    Prélever et détruire

    L’incidence sur le bilan de la banque centrale serait proche de celle d’une annulation des dettes publiques détenues par l’Eurosystème, comme l’expliquent Nicolas Dufrêne dans La Dette au XXIe siècle. Comment s’en libérer (Odile Jacob, 336 pages, 26,90 euros) et Matthieu Pigasse (actionnaire à titre individuel du Monde) dans La Lumière du chaos (Editions de l’Observatoire, 280 pages, 20 euros). A la différence toutefois d’une opération ponctuelle d’annulation, le financement monétaire sans dette, que ces deux auteurs défendent aussi, serait une solution plus pérenne. La perte en résultant ne serait pas grave pour la banque centrale, pas plus que celle qu’elle accuse déjà actuellement en versant aux banques des intérêts sur leurs réserves, et serait assurément plus légitime, car au service du bien commun.

    Faut-il craindre que cela soit inflationniste ? A la différence de la monnaie-dette qui
    s’autodétruit au moment de son remboursement à l’institution émettrice, la monnaie
    émise sans dette ne s’autodétruirait pas (elle serait permanente). Assurément, il faudrait donc prévoir des instruments permettant, quand cela est nécessaire, de la prélever (avec par exemple des taxes sur les rejets polluants et les prélèvements de ressources minérales, sur les stocks monétaires et les transactions financières) et de la détruire (par des exigences de réserves obligatoires, des restitutions de monnaie à la banque centrale, etc.) pour, précisément, éviter un excès de monnaie disponible.

    Les solutions existent, la volonté politique pas encore !

    Jézabel Couppey-Soubeyran est maîtresse de conférences en économie à l’université Paris-I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/28/jezabel-couppey-soubeyran-emettons-de-la-monnaie-sans-dette-pour-financer-le

    #monnaie

    • L’idée de changer de système monétaire est répétée par l’auteure dans une chronique parue aujourd’hui :

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/06/jezabel-couppey-soubeyran-c-est-par-la-transformation-de-l-etat-et-de-la-mon

      Pourquoi l’effondrement du capitalisme que prédisait Marx n’est-il pas venu ? Parce que des « facteurs antagonistes » (comme les appelle l’auteur du Capital dans le livre III) y font contrepoids en ralentissant la baisse du taux de profit. Réformes du marché du travail et du système de retraites, ubérisation, cryptomonnaies en sont la version contemporaine.

      Mais, avec le recul historique, on mesure que c’est aussi parce que, dans ses crises, le capitalisme a mis la main sur les deux institutions les plus fondamentales de nos sociétés modernes, l’Etat et la monnaie. C’est dans la puissance de transformation de ces deux institutions que le capitalisme puise sa résilience. Il est sorti de sa crise inflationniste des années 1970 et s’est réinventé par la financiarisation, non pas en éloignant l’Etat mais en le mettant à son service, à travers l’installation d’un interventionnisme promarché à l’échelle mondiale, comme l’expliquait Quinn Slobodian dans Les Globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Seuil, 2022), refaçonnant ainsi totalement l’ordre social. C’est ensuite en s’appropriant le pouvoir monétaire de la banque centrale, tout entier tourné vers son sauvetage, que le capitalisme financier est parvenu à s’approfondir à l’issue de la crise financière.

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/06/jezabel-couppey-soubeyran-c-est-par-la-transformation-de-l-etat-et-de-la-mon

      https://justpaste.it/2v4gj

    • De la même auteur, une note plus complète à lire... et sûrement bien plus claire que l’article de Lohoff pour ce qui est de comprendre les mécanismes monétaires actuels.
      (question en filigrane : à quoi peut encore servir une monnaie dans un monde non-marchand ?)

      https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/la_transition_monetaire_note_veblen_mai_2021.pdf

      Réparer l’injustice sociale, accélérer la transition écologique, garantir l’emploi, assurer un minimum vital sont autant de priorités et de besoins auxquels l’ordre marchand ne saura pas répondre . Pour les partisans de cette réforme, la transformation du mode d’émission de la monnaie, en revanche, le pourrait.

      Selon notre analyse, cette transformation en est à son commencement. Elle a débuté avec l’assouplissement quantitatif, l’une des mesures non conventionnelles de la politique monétaire qui consiste en des rachats d’actifs financiers par les banques centrales. À l’heure actuelle, c’est davantage en rachetant des titres financiers qu’en prêtant aux banques que la banque centrale crée sa monnaie. Cette transformation répond avant tout à l’ordre financier et renforce son pouvoir en financiarisant la monnaie. La frontière entre la monnaie et les titres n’a jamais été aussi ténue, car les émetteurs de titres savent à présent qu’en émettant des titres, ils émettent de la quasi-monnaie.

      ... ce point a été vu par Lohoff il me semble
      cf. https://seenthis.net/messages/1034980

  • Un recueil de textes en anglais, par une série d’auteurs allemands (dont Ernst Lohoff) sur le thème post-monétaire.

    Society after money. A dialogue

    https://nach-dem-geld.de/2019/society-after-money-released

    Auteurs

    Everything revolves around money. No individual or collective practice of any kind, no technological or scientific development seems to be conceivable without money. True, money has long been the object of criticism, but the idea of a “post- monetary society” sparks resistance and unease. And yet historical and anthropological studies (e.g. Le Goff 2011; Graeber 2012) show that money has certainly not always occupied the role that it has today—and that it could therefore change its position again. The project “Society After Money” (“Die Gesellschaft nach dem Geld”) was proposed in 2015, and approved for funding as of January 1, 2016 in the framework of the VW funding line “Original—isn’t it?/Constellations.” The aim was, firstly, to initiate dialogue between heterogeneous areas of knowledge, allowing their theories and critiques of money to cast light on each other. The second aim was to think in an open- ended way about the possibility of post- monetary forms of organization and production (cf. also Nelson and Timmermann 2011). But why did this seem relevant to us in the first place?
    In the present time, two self- descriptions overlap: on the one hand, there is talk of a “digital revolution,” a “media society,” “networks,” “Industry 4.0.” On the other hand, the present is described as particularly prone to crises: “financial crisis,” “economic crisis,” “planetary boundaries.” So on the one hand there is the description of radical changes in technology and media, and on the other hand, that of profound social dysfunctions. The project is based on the hypothesis that there is a connection, which can be described as the collision between digital media or digital technologies and the medium of money (in addition to other, older conflicts such as that between monetary accumulation and needs). This becomes clear in two respects. Firstly, it hardly seems possible to represent digital media products in the form of commodities. Digital goods are not scarce, since they can, in principle, be reproduced at will. A knowledge or information society based on money is a contradiction in itself. Secondly, there is increasingly urgent debate about whether universally programmable and therefore versatile digital technologies are not making so much labor superfluous, in all industries, that social reproduction by means of wage labor, i.e. labor in exchange for money, is becoming problematic (these problems are discussed in the article by Peter Fleissner1). These obvious problems with monetary mediation (and older problems relating to this) have repeatedly inspired imaginative selfdescriptions of society, especially in science fiction, which envisage a postmonetary future (see the chapter by Annette Schlemm).
    (...)

    #critique_de_la_société_marchande #post-monétaire