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  • Peut-on donner contre rien ?

    Question du jour : Est-ce que c’est la monnaie et l’échange qui sont premiers, ou bien l’état de séparation des « producteurs privés » (dans le jargon marxien) ?

    Pour le reformuler autrement, est-ce que la monnaie est structurellement nécessaire parce que les gens sont socialement « séparés » (et qu’est-ce que ça veut dire dans ce cas, cette « séparation » ?) ou bien au contraire la monnaie est nécessaire parce qu’anthropologiquement/culturellement les gens ne peuvent en général pas donner à autrui leur production contre rien ?

    Il est pourtant nécessaire d’y réfléchir, et de remettre en cause radicalement l’échange. Pourquoi ? Parce que l’échange implique la valeur (économique), et la valeur implique la dynamique de recherche de productivité sans fin incontrôlable et mortifère. Plutôt que contrer un à un les effets concrets délétères de cette dynamique (en vrac, intelligence artificielle, épuisements des ressources, pollutions, inégalités etc.), il est plus pertinent de remettre en cause les catégories sociales humaines mais naturalisées ("fétichisées" dans le jargon marxien) qui la rendent possible, puisque in fine ce sont bien les humains qui l’activent. Ces catégories sont fondamentales et premières par rapport au déferlement technologique sans fin : ce sont les humains qui « inventent » les technologies mais ce sont les crises émanant des catégories propres aux sociétés marchandes qui stimulent, rendent possibles puis obligatoires ces inventions, pour surmonter ces crises tout en conservant intactes les catégories marchandes du monde social, axiomes du lien social et des institutions. L’adoption de nouvelles technologies par les sociétés marchandes n’est donc pas le produit automatique d’un déterminisme technique, pas plus que le fruit d’une élaboration stratégique des classes dominantes pour conserver leur position dominante. Elle est d’abord déterminée par une forme de société qui organise sa reproduction sur la base de la production marchande et doit donc impérativement répondre à ses nécessités.

    Esquissons un début de réponse à la question de départ.

    La question est de savoir si cette production marchande est déterminée par un état social particulier appelé « séparation », et qui est paradoxalement défini par une absence de relations sociales en son sein, ou bien plutôt par une « disposition » anthropologique à échanger plutôt qu’à donner contre rien.

    Dans les théories d’inspiration marxienne, la séparation des producteurs privés semble première, et constitutive des rapports marchands et donc de la société marchande.

    Pour ce faire, commençons par remarquer à quel point le rapport marchand est une relation sociale paradoxale. Est-il même justifié d’utiliser le terme de « relation » pour désigner un face-à-face dominé par l’extrême indépendance des protagonistes les uns à l’égard des autres ? Il semble, tout au contraire, que c’est l’absence de liens qui caractérise le mieux cette configuration sociale dans laquelle on ne connaît ni dépendance personnelle, ni engagement collectif qui viendraient restreindre l’autonomie des choix individuels.
    André Orléan, "Monnaie, séparation marchande et rapport salarial", p.8
    http://www.parisschoolofeconomics.com/orlean-andre/depot/publi/Monnaie0612.pdf

    Si la séparation est première, c’est-à-dire si le fait premier est l’absence de relation entre des gens pourtant interdépendants matériellement, alors l’échange apparaît comme une conséquence logique pour assurer le lien marchand. La monnaie dérive de cet état primordial de séparation, où chaque individu est coupé de ses moyens d’existence. Seule la puissance de la valeur, investie dans l’objet monétaire, permet l’existence d’une vie sociale sous de tels auspices. Elle réunit des individus séparés en leur construisant un horizon commun, le désir de monnaie, et un langage commun, celui des comptes. Ce qui est objectif, qui s’impose aux agents, ce sont les mouvements monétaires.

    Pourtant, on peut remarquer que cet état de séparation marchande n’enlève pas la possibilité des producteurs/travailleurs de se coordonner directement, sans la médiation monétaire. Il suffit de penser à une grande entreprise organisée en plusieurs services et unités de production, travaillant ensemble sans échanger entre eux de la monnaie. Ce fait évident incite à penser que l’on pourrait supprimer la monnaie, tout en maintenant une forte division du travail, dans des organisations vastes et complexes. C’est le cas dans une proposition du groupe économie du réseau salariat, laquelle fait disparaître la monnaie dans les productions « intermédiaires » :

    Nous comprenons que l’absence de flux monétaires entre les unités de production puisse tout d’abord surprendre, mais nous observons que le capital a malgré lui produit une socialisation de la production que nous jugeons propice au basculement vers notre modèle. En effet, une part considérable de la production s’effectue désormais dans des entreprises de très grandes tailles. Ces entreprises sont organisées en ateliers ou départements de production, lesquels effectuent leurs échanges sans flux monétaires, mais produisent le
    suivi comptable nécessaire à la gestion de l’ensemble. Notre modèle se présente comme une issue positive à ce mouvement de socialisation. Il nous engage au dépassement de la concurrence économique afin de gérer collectivement et démocratiquement l’ensemble de la production.
    « Une monnaie communiste », X. Morin, groupe Economie du réseau salariat
    https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf

    Cependant, si une telle coordination peut en être vue comme volontaire, non déterminée par l’échange et la monnaie entre les protagonistes agissant de concert pour produire en commun, elle n’en reste pas moins rendue possible par le fait que chacun des producteurs reçoit une rémunération.

    Cela signifie que, dans une société marchande, un travailleur peut dors et déjà se coordonner avec un autre travailleur de façon non-marchande, mais que la bonne volonté de chaque travailleur n’est possible que grâce à une contrepartie monétaire, en échange de cette bonne volonté. Pour supprimer complètement la monnaie du tableau, il faut donc imaginer que chaque travailleur s’active sans contrepartie.

    Il s’ensuit que la séparation marchande n’est pas le fait premier, ou la catégorie première, fondant les sociétés marchandes. Le point de départ du raisonnement sur les catégories marchandes devrait donc plutôt s’intéresser à l’incapacité de l’individu, dans le régime des sociétés marchandes, de donner contre rien. Le don doit être compris ici comme un transfert simple, sans contre-partie, sans contre-transfert, au contraire de l’échange qui se compose obligatoirement d’un transfert et d’un contre-transfert exigible (Alain Testart, Critique du don http://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n2.pdf).

    Bien-sûr, le don n’est pas absent des sociétés marchandes passées et présentes, mais il est soit restreint à un espace social limité d’interconnaissance (famille, communauté, petit groupe), soit conditionné par une rémunération, quand bien même cette rémunération peut être décorrélée de cette impulsion à donner (pensons aux retraités bénévoles).

    La grande affaire d’une société post-marchande - débarrassée en cela de la pulsion à produire n’importe quoi n’importe comment de plus en plus vite - n’est donc pas d’imaginer des modes de coordination se passant de monnaie, prenant appui sur la sophistication des moyens techniques issus de deux siècles d’industrialisation. Mais plutôt de nous représenter comme des individus se rendant des services les uns aux autres au quotidien, sans qu’une contrepartie ne viennent les assurer d’une récompense pour leurs efforts quand un service est rendu ou une production donnée à autrui, contrepartie qui leur donne un droit de tirage spécial (ne serait-ce que supplémentaire, par rapport à l’absence d’effort, comme dans les propositions de revenus de base) sur le produit des autres qui font de même, droit qu’ils n’auraient pas obtenu sans cet effort.

    #monnaie #séparation #séparation-marchande #critique-de-la-valeur #post-monétaire #technocritique

    • La monnaie permet surtout beaucoup plus d’échanges (je ne dis pas que c’est bien) que le troc.

      Si je dois attendre de trouver une personne qui a ce dont j’ai besoin, et qui a envie de quelque chose dont je dispose, pour me procurer des biens/services ... cela va me prendre un temps infini.

      Un « droit de tirage spécial » cela ressemble pas mal à de la monnaie ... qui porterait simplement un autre nom.

      On peut essayer de supprimer les échanges.
      Ce qui m’ennuie c’est qu’on passe vite à une société très administrée. Et ceux qui contrôlent le sommet de l’administration, ont rapidement beaucoup de pouvoir sur les autres ... Ca peut mal se terminer…

      C’est pour ces raisons que je reste favorable à une société marchande.
      Mais je la voudrais considérablement redistributrice, politiquement très démocratique (quotas d’élus des différentes catégories sociales pour qu’ils représentent vraiment la société) et très réglementée (pour les enjeux de lutte contre le dérèglement climatique).

      Cette position me rend très probablement minoritaire ici. ;-)

    • Alors, montons d’un cran en généralité, et parlons de « circulation » (des biens et des services) :
      – la monnaie permet plus de circulation que le troc, oui.
      – mais, dans un monde post-monétaire, l’ accès (je produis des choses, je les mets à disposition des gens qui en ont besoin) permet plus de circulation que l’échange monétaire !

      Qu’est-ce qui aurait besoin de plus circuler aujourd’hui dans la société ? Toutes les actions qui ne sont pas rentables, et spécialement celles qui ne sont pas mécanisables, ou celles qu’il faudrait moins mécaniser (pour décroître la consommation d’énergie par exemple).
      L’usage de monnaie augmente la mécanisation et diminue la valeur de ce qui n’est pas mécanisé.
      https://seenthis.net/messages/989122

  • A quoi ressemblerait un monde où serait ôtée à la production la nécessité d’être vendue ? A propos de Réseau salariat

    Le groupe économie du réseau salariat propose d’abolir les échanges marchands intermédiaires (la production de biens intermédiaires, entrant dans la composition de produits finaux). Dit autrement, il n’y a plus de flux monétaires entre les unités de production. C’est une conséquence logique de la critique de la notion d’investissement (monnaie à avancer en premier pour lancer une production), conduisant à poser le salaire comme précédant la production.

    Une autre justification se veut plus empirique dans le texte Une monnaie communiste (1) :

    Nous comprenons que l’absence de flux monétaires entre les unités de production puisse tout d’abord surprendre, mais nous observons que le capital a malgré lui produit une socialisation de la production que nous jugeons propice au basculement vers notre modèle. En effet, une part considérable de la production s’effectue désormais dans des entreprises de très grandes tailles. Ces entreprises sont organisées en ateliers ou départements de production, lesquels effectuent leurs échanges sans flux monétaires, mais produisent le suivi comptable nécessaire à la gestion de l’ensemble. Notre modèle se présente comme une issue positive à ce mouvement de socialisation. Il nous engage au dépassement de la concurrence économique afin de gérer collectivement et démocratiquement l’ensemble de la production.

    Certes, il y a évidemment dans la production capitaliste contemporaine un degré très élevé de coopération dans l’organisation du travail, par delà des logiques de concurrence. Alors cela conduit à penser que le capitalisme a atteint un tel degré de socialisation qu’il serait mûr pour basculer vers le communisme.

    Ce propos néglige le phénomène très important de la sous-traitance : oui il y a une coordination d’unités de production par les choses, mais cela ne se fait pas toujours en interne loin de là, et dans ce cas cette coordination se règle aussi par le prix.

    Mais il y a plus fondamental encore. Les travaux de Michel Callon (2) me font penser, qu’au contraire, la production, dans son contenu même, une fois libérée des contraintes monétaires n’a plus rien à voir avec la production capitaliste.

    Je ne suis pas du tout convaincu par cette pensée schématique, opposant coopération et concurrence, ou qui isolerait des activités de production pure d’activités marchandes d’achat-vente. Cela conduit à sous-estimer grandement la place de la monnaie dans tout le système : le prix des choses est toujours intégré très en amont des choix de production, mais plus globalement la nécessité de vendre engendre une dysmétrie entre le producteur-vendeur et le consommateur-client.

    Le producteur-vendeur doit résoudre le problème de l’attachement entre le produit-marchandise et le client. Pour cela il a 3 grandes techniques nous dit Callon : introduire une conversation pour intéresser le client (par la publicité par exemple), faire participer quelques clients à la conception (excluant tous les autres), créer de l’addiction (rendre dépendant le client au produit).

    Dès lors, à quoi ressemblerait un monde où serait ôtée à la production la nécessité d’être vendue ?

    (1) https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf
    (2) Voir cette présentation de son livre L’emprise des marché s
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-grande-table-2eme-partie/les-acteurs-du-marche-avec-michel-callon-6319927

    #réseau-salariat #post-monétaire #marché #production

  • Une suppression partielle de l’argent. La proposition du groupe thématique « économie » du Réseau salariat

    sources :
    https://www.reseau-salariat.info/images/article_une_monnaie_communiste_.pdf
    https://www.reseau-salariat.info/articles/2022-04-01

    Le titre est un peu provocateur au regard du positionnement de l’association, qui n’est pas abolitionniste à l’égard de la monnaie - ça ferait mauvais genre.

    Mais il est pleinement justifié si l’on regarde le nouveau modèle économique proposé.

    Pour rappel, les courants post-monétaires proposent une économie uniquement basée sur des quantités de choses à produire, incommensurables entre elles, sans gestion du droit de tirage.

    Le réseau salariat propose quelque chose qui est à mi-chemin : l’argent est utilisé comme droit de tirage, mais il est supprimé dans ses autres fonctions.

    Voilà la proposition résumée :
    – Le droit de tirage sur la production est géré par une monnaie, une « monnaie salariale », distribuée inconditionnellement à toutes les personnes majeures (salaire à vie) correspondant à la qualification de la personne (sur une échelle de salaire de 1 à 3).
    – Cette monnaie sert uniquement aux particuliers pour acheter les biens de consommations finaux
    – Les biens de consommation intermédiaires ne sont pas achetés ni vendus. Par exemple, un boulanger n’achète pas sa farine, il la demande au minotier qui lui en fournit sans échange d’argent.
    – Contrairement à l’économie capitaliste, il n’y a plus de monnaie d’investissement, c’est-à-dire créée sous forme de prêts à rembourser.
    – La monnaie est ici créée par la caisse des salaires au moment de verser des salaires. Cette monnaie doit être détruite à l’issue du cycle versement des salaires (création de la monnaie)->achat des biens de consommation->reversement de cette monnaie à la caisse des salaires par les magasins (destruction de la monnaie).
    Pour rappel la monnaie capitaliste est crée au moment des prêts et détruite à leur remboursement.
    – Mais puisqu’il y a une monnaie, il faut bien fixer un prix aux choses achetées par les gens. C’est là qu’on entre dans des complications et des propositions à mon avis hasardeuses dans le but de domestiquer la monnaie.
    Le prix est calculé, pour tel produit, à partir de la somme des temps des travaux contenus dans ce produit, multiplié par un coefficient régulièrement mis à jour, tenant compte par exemple de la quantité de travail des gens qui travaillent dans le secteur non-marchand (secteur où les produits finaux sont distribués gratuitement mais où les producteurs reçoivent un salaire à vie comme tous les autres). Le but de ce coefficient est d’équilibrer la quantité de la monnaie distribuée en salaires avec la somme des prix des biens disponibles à la vente. Les unités de production intermédiaires devront donc faire remonter l’information concernant les quantités de travaux (nombre d’heures) contenues dans leurs produits.

    Dans cette proposition, la suppression de la monnaie dans les consommations intermédiaires est une conséquence logique de la généralisation du salaire à vie à tous les producteurs : la production est déjà payée par le versement des salaires, puisqu’il n’y a pas d’avance d’argent à rembourser par ailleurs.

    Ce serait assez facile de critiquer cette proposition en imaginant tout ce qui pourrait faire capoter cette organisation.

    Elle me paraît toutefois cohérente avec le schéma de pensée du réseau salariat, consistant à généraliser deux institutions existantes (que Friot appelle le « déjà-là » communiste) : le salaire attaché à la qualification de la personne (et non au poste) et la cotisation-subvention permettant la sécurité sociale.

    Le problème est que ces deux institutions butent sur des limites : elles ne sont pas autonomes mais adossées à d’autres institutions beaucoup plus puissantes, dont elles dépendent. En l’occurrence ce sont des sous-circuits monétaires à l’intérieur d’une circulation monétaire globale plus grande, d’une monnaie créée en fonction d’un impératif abstrait d’accroissement de valeur, laissant loin derrière les priorités concernant les besoins ou tout autre critère concret (justice sociale, préservation des ressources, respect des cycles naturels, prise en compte des limites physiques etc). Pour sortir du capitalisme, il faut donc commencer à se projeter dans un monde où la monnaie capitaliste est abandonnée.

    Ça, c’est fait.

    #post-monétaire #réseau-salariat #monnaie