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  • « Whiteness studies » : il était une fois les Blancs…

    L’historienne américaine Nell Irvin Painter publie une ambitieuse « Histoire des Blancs », qui montre que l’humanité s’est bien longtemps passée du concept de « races ». Née en Europe au XVIIIe siècle, l’idée de la supériorité des « Caucasiens » jouera un rôle central dans la construction de l’identité américaine.

    « Whiteness studies » : il était une fois les Blancs raconte que l’idée d’écrire une Histoire des Blancs lui est venue en lisant le New York Times, chez elle, à Princeton. Une photo montrait Grozny, la capitale tchétchène, rasée par les Russes. « Une question m’est alors venue : pourquoi appelle-t-on les Blancs américains les "Caucasiens" ? Ça n’a aucun sens. Autour de moi personne n’avait de réponse. Tous me disaient s’être déjà posé la question sans jamais oser demander… Un non-dit. » On est en 2000 et Nell Irvin Painter, historienne afroaméricaine jusqu’alors spécialisée dans l’histoire des Etats-Unis, se lance dans une longue recherche qui s’achèvera dix ans plus tard avec la parution, outre-Atlantique, de son livre The History of White People . Il vient d’être traduit et paraît ces jours-ci en France, aux éditions Max Milo.

    « La plus belle race d’hommes, la géorgienne »

    Sa quête la mène d’abord à Göttingen, en Allemagne, sur les traces du médecin Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), l’inventeur de la notion de « race caucasienne ». Ses caractéristiques : « La couleur blanche, les joues rosées, les cheveux bruns ou blonds, la tête presque sphérique », écrit le savant dans De l’unité du genre humain et de ses variétés . L’homme classe dans cette catégorie « tous les Européens, à l’exception des Lapons et des Finnois », et l’étend aux habitants du Gange et de l’Afrique du Nord. « J’ai donné à cette variété le nom du mont Caucase, parce que c’est dans son voisinage que se trouve la plus belle race d’hommes, la géorgienne », conclut Blumenbach.

    Nell Irvin Painter poursuit ensuite le fil de ses recherches en France, dans les salons de Mme de Stael qui publie en 1810 un livre à succès, De l’Allemagne . L’ouvrage popularise en France la manie qu’ont les savants allemands (ils ne seront bientôt plus les seuls) à classer les Européens entre différentes « races ». Mme de Stael en voit trois : la latine, la germanique et la slave. L’enquête de Painter la porte encore vers l’Angleterre de l’écrivain Thomas Carlyle, dont la théorie de la « race saxonne » traversera l’Atlantique et exerça une grande influence sur le poète et philosophe américain Emerson (1803-1882). Celui-ci, père de la philosophie américaine, abolitionniste convaincu, est aussi l’un de ceux qui a lié pour longtemps la figure de « l’Américain idéal » à celui de l’Anglais, parangon de beauté et de virilité. Son idéologie « anglo-saxoniste » marquera, selon Nell Irvin Painter, la conception de la « blanchité » américaine jusqu’au XXe siècle.

    Car pour le reste, l’histoire que retrace Nell Irvin Painter dans son livre est bien celle des Blancs d’Amérique. « Painter montre la construction endémique, aux Etats-Unis, de la question raciale, analyse l’historienne Sylvie Laurent, qui a coordonné le livre De quelle couleur sont les Blancs ? (La Découverte, 2013). Dès la fondation des Etats-Unis, les Américains se sont construits comme une nation blanche. Sa généalogie de la "race blanche" est un travail passionnant, même s’il n’est pas transposable à la situation française. »

    En France, parler de « Blancs » (plus encore qu’évoquer les « Noirs ») reste très polémique. Notamment parce que parler de « race » (une notion construite de toutes pièces et qui n’a rien de biologique), comme de couleur de peau, pourrait finir par leur donner une réalité qu’elles n’ont pas. Sans doute aussi parce qu’il est difficile pour un groupe majoritaire, les personnes perçues comme blanches, d’accepter qu’elles bénéficient de privilèges sans même s’en rendre compte… Les récents passages de Nell Irvin Painter à la radio ou à la télévision ont suscité des mails outrés d’auditeurs. « C’est touchant, ironise l’historienne américaine, lors d’un passage à Paris. Mais cette crispation face à ces questions passera. » Déjà, des chercheurs, comme Maxime Cervulle à l’université Paris-VIII, revendique la notion émergente de « blanchité » : « Alors que le terme "blancheur" renvoie à une simple propriété chromatique, parler de blanchité, c’est parler de la façon dont le fait de se dire ou d’être perçu comme blanc a été investi d’un rapport de pouvoir : l’idéologie raciste qui continue d’associer la blancheur de la peau à la pureté, la neutralité ou l’universalité. »

    « La question raciale, indissociable de la question sociale »

    Aux Etats-Unis, les whiteness studies se sont développées dès les années 80 et 90. Des départements d’université ou des maisons d’édition y sont consacrés. « Les années Reagan ont accouché de ce nouveau champ d’études, explique l’historien Pap Ndiaye, spécialiste des Etats-Unis et auteur de la Condition noire (Calmann-Lévy, 2008). Reagan s’est fait le porte-parole des Blancs "abandonnés" par le Parti démocrate… Un discours qu’on retrouve aujourd’hui avec Trump. Des historiens ont voulu étudier ce backlash conservateur. » L’historien David Roediger est l’un des premiers à travailler sur l’invention de la « race » blanche. En 1991, il publie The Wages of Whiteness . « Il a montré que la blanchité n’était pas un universel fixe et sans histoire. Et qu’on pouvait donc faire l’histoire des Blancs », note Pap Ndiaye. Roediger, marqué par le marxisme, relit la culture ouvrière au prisme de la « race ». « La question raciale est indissociable de la question sociale, confirme Pap Ndiaye. Les immigrés italiens aux Etats-unis ont été animalisés et victimes d’un racisme incroyable. Ils ne se sont "blanchis" qu’au fil de leur ascension sociale. Quand on est tout en bas de l’échelle, on n’est jamais totalement blanc. Les hiérarchies de races sont aussi des hiérarchies de classes. » Au fil des années, les whiteness studies ont diversifié leur approche s’ouvrant largement à la dimension du genre, et dépassant les frontières américaines pour tenter d’écrire une histoire transnationale des « races ».

    Pourtant, selon l’américaniste Sylvie Laurent, « les recherches sont sans doute aujourd’hui plus stimulantes parmi les working class studies ou les gender studies, que dans les départements de whiteness studies des universités ». « Au fond, dit-elle aussi, les chercheurs des whiteness studies se sont toujours appuyés sur les grands penseurs noirs, ceux qui ont été exclus du groupe des Blancs : le sociologue et militant pour les droits civiques W.E.B. DuBois (1868-1963) ou James Baldwin, qui a été un grand théoricien du "pourquoi les Blancs se pensent blancs". Aujourd’hui encore, ce n’est pas un hasard si cette vaste Histoire des Blancs est écrite par une femme noire, Nell Irvin Painter. »

    « Embrasser une histoire beaucoup plus large »

    Née en 1942, celle-ci a été parmi les premières femmes noires a devenir professeure d’histoire dans les facs américaines - elle a enseigné à Princeton. Elle a consacré un livre à la migration de Noirs vers le Kansas après la guerre de Sécession et a écrit une biographie reconnue de la féministe et abolitionniste Sojourner Truth. « Cette Histoire des Blancs je l’ai écrite en tant qu’historienne, pas en tant qu’afroaméricaine. Je suis noire, c’est un fait, mais "it’s not my job" », prévient-elle. Painter n’est pas issue des départements de whiteness studies et revendique un regard différent de celui de la plupart de ses collègues. « A travers leurs recherches, ils ont retracé leur généalogie : leurs grands-pères étaient juifs d’Europe de l’Est ou italiens… Ils commencent donc leur histoire des Blancs à la fin du XIXe siècle, le moment où leurs aïeux ont débarqué du bateau. Je voulais au contraire embrasser une histoire beaucoup plus large. »

    A tel point que Nell Irvin Painter fait démarrer son livre… dans l’Antiquité. Manière de démontrer à quel point le concept de « race » est récent. « Contrairement à ce que croient des gens très éduqués encore aujourd’hui, les Anciens ne pensaient pas en terme de race », insiste Nell Irvin Painter. Les Grecs distinguaient les hommes en fonction de leur lieu d’origine ou du climat de leur région. Les Romains pensaient en terme de degrés de civilisation. Les Blancs ne sont donc pas les illustres et exclusifs descendants des démocrates grecs. « C’est le XIXe siècle qui a "racialisé" l’Antiquité, précise l’historienne. Des historiens de l’art, comme Johann Joachim Winckelmann notamment, s’en sont servis pour glorifier les Européens blancs, cette fois dans une perspective esthétique : "Nous n’avons pas seulement le génie de gouverner les autres, nous avons également toujours été les plus beaux." Un tableau exposé au Boston Museum représente ainsi des Grecs beaux et blonds, dont même les montures sont blondes ! »

    L’humanité a donc passé le plus clair de son temps à se passer des « races ». « Celles-ci sont nées au XVIIIe siècle dans les travaux de savants qui cataloguaient le monde entier : les plantes, les oiseaux, les rochers, les abeilles… et bientôt les êtres humains, dit encore l’historienne Nell Irvin Painter. Leur visée n’était pas raciste, mais chauviniste plutôt. Ethnocentriste. »

    Il est une autre idée - fausse - qui a pour longtemps suggéré une différence d’essence entre les Blancs et les Noirs, « creusant définitivement un abîme entre eux », écrit Painter. Etre noir, ce serait avoir été esclave ; être blanc, serait donc ne jamais l’avoir été. Or des Blancs, rappelle-t-elle, furent longtemps esclaves ou serfs : les Vikings ont massivement déplacé les peuples européens, et au XIe siècle, au moins un dixième de la population britannique a été réduit en esclavage. « P artout où il y a des gens pauvres, il y a de l’esclavage. Si nous le relions aujourd’hui aux Noirs, c’est parce que la traite africaine a coïncidé avec le moment où ont émergé les théories racialistes. Avant, il n’y avait pas le "langage racial" pour "légitimer" ce phénomène. C’est important de le dire : cela montre que l’esclavage n’est pas un problème racial, c’est un problème de droits humains. »

    « Discours embrouillés et changeants »

    Dernière idée que cette Histoire des Blancs met en charpie : il n’y a jamais eu une « race » blanche bien définie. Construction sociale et imaginaire comme toutes les races, la « blanchité » n’a jamais été stable, mais au contraire le fruit de « discours embrouillés et changeants », explique Nell Irvin Painter. Au XIXe siècle, les Saxons étaient censés être des Blancs supérieurs aux Celtes (ce qui expliquera en partie le racisme des Américains descendants des Anglais envers les Irlandais). « L’histoire des Blancs américains n’a pas de sens si on ne parle pas des vagues successives d’immigration aux Etats-Unis. » Progressivement, les Irlandais, les Italiens, les Juifs d’Europe de l’Est, les Grecs… intégreront et construiront l’identité américaine. C’est ce que Painter appelle les « élargissements » successifs de la figure de « l’Américain ». L’ère Obama, en est la dernière étape. « Qu’on ait la peau noire ou brune, pourvu qu’on soit riche, puissant ou beau, on a désormais accès aux atouts et privilèges de la blanchité », conclut Nell Irvin Painter.

    L’élection de Trump a représenté un point de bascule pour l’identité blanche, estime encore l’historienne : « Avant Trump, les Blancs se considéraient comme des individus. Les "races", les "communautés", c’était les autres : les Noirs, les Mexicains… Mais pendant sa campagne, le slogan "Make America great again" a été clairement entendu comme "Make America white again". Et les Blancs, même ceux qui n’étaient pas des suprémacistes, se sont découverts blancs. »

    Au fil de ses recherches, Painter a trouvé, bien sûr, l’origine du mot « caucasien ». Dans son cabinet d’anthropologue, Johann Friedrich Blumenbach, le savant de Göttingen, conservait des crânes. Il estimait que le plus « parfait » d’entre eux était celui d’une jeune fille géorgienne, une « caucasienne », qui fut violée et mourut d’une maladie vénérienne. Le terme « caucasien », qui devait devenir au fil des siècles le mot de ralliement de « Blancs » qui, dans le monde entier, se sentiront supérieurs, venait en fait d’une petite esclave sexuelle.

    Sonya Faure

    https://www.liberation.fr/debats/2019/02/24/whiteness-studies-il-etait-une-fois-les-blancs_1711379

  • Grégoire Chamayou : « Pour se défendre, le néolibéralisme a fait refluer le trop-plein de démocratie » - Libération
    https://www.liberation.fr/debats/2018/11/09/gregoire-chamayou-pour-se-defendre-le-neoliberalisme-a-fait-refluer-le-tr

    Confrontés à l’activisme des années 70 puis aux exigences éthiques des consommateurs, penseurs libéraux et directions d’entreprises ont mis au point des guides de management et des théories politiques pour défendre le capitalisme contesté. En disséquant ces discours, le philosophe dresse une brillante saga du libéralisme autoritaire.

    Dans sa Théorie du drone, parue il y a cinq ans aux éditions la Fabrique, le philosophe Grégoire Chamayou se penchait sur les enjeux éthiques de cette nouvelle arme de guerre. Avec la Société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire (la Fabrique encore), il prend à nouveau de la hauteur pour dresser une saga du néolibéralisme « par en haut », du point de vue ceux qui ont défendu les intérêts du monde des affaires, aux Etats-Unis, à partir des années 70 : dirigeants d’entreprise, lobbyistes, théoriciens comme Milton Friedman et Friedrich Hayek… Chamayou a analysé les interviews des uns, les manuels de management des autres, les comptes rendus des assemblées générales, les textes de Prix Nobel comme les récits de briseurs de syndicats… « Une littérature grise, dit-il, qui n’est pas publiée en librairie. Les zones grises, aussi, des discours des économistes. Des textes disparates à considérer comme les éléments d’un même ensemble pratique. » Au terme de ce brillant panorama, la Société ingouvernable dresse un constat : le #néolibéralisme dans lequel nous évoluons n’a rien de naturel ni de pur. C’est un système chancelant qui s’est construit à hue et à dia, de manière pragmatique, en réaction à de multiples crises d’une société jamais totalement « gouvernable ».

    Politiquement autoritaires et économiquement libéraux, les gouvernements de Trump ou d’Orbán nous semblent des aberrations. Vous dites à l’inverse qu’ils n’ont rien de contradictoires, pourquoi ?

    On se fait souvent une idée fausse du néolibéralisme comme « phobie d’Etat », anti-étatisme unilatéral. L’actualité montre à l’inverse une nouvelle fois que libéralisme économique et autoritarisme politique peuvent s’unir : le conseiller économique de Bolsonaro, Paulo Guedes, est un « Chicago boy », un ultralibéral formé à l’École de Chicago, qui a enseigné au Chili sous Pinochet. La formule de « libéralisme autoritaire » a été employée dès 1933 par un juriste antifasciste, Hermann Heller, à propos d’un discours de Carl Schmitt face à une assemblée de patrons allemands. Schmitt y défendait un Etat extrêmement fort face aux revendications sociales mais renonçant à son autorité en matière économique. « Un Etat fort pour une économie saine », résumait-il. Cinquante ans plus tard, en pleine dictature Pinochet, le théoricien néolibéral Friedrich Hayek, qui a beaucoup lu Carl Schmitt, confie à un journal chilien : « Personnellement, je préfère un dictateur libéral à un gouvernement démocratique sans libéralisme. » Mais le libéralisme autoritaire a de multiples variantes. Thatcher, elle aussi, vise « un Etat fort pour une économie libre ». En pratique, cela suppose, à des degrés divers, de marginaliser la sphère parlementaire, restreindre les libertés syndicales, éroder les garanties judiciaires… A côté de ce renforcement de l’Etat, on limite, de manière paradoxale, son champ d’intervention. C’est le concept de libéralisme autoritaire : faible avec les forts et fort avec les faibles.

    Vous faites remonter cette forme abâtardie du libéralisme aux années 70, quand le monde des affaires doit réagir à une série de crises qui menacent le système…

    Au milieu des années 70, on pense assister à une crise de gouvernabilité. Dans un rapport de la Trilatérale (1), le néoconservateur Samuel Huntington s’inquiète d’un « déferlement démocratique ». A gauche, Michel Foucault écrit que l’ensemble des procédés par lesquels on conduit les hommes sont remis en question. Non seulement on se révolte partout, mais les techniques de gouvernement sont elles-mêmes en crise. L’Etat-providence qui devait avoir un effet pacificateur a mis le feu aux poudres. Avec le quasi-plein-emploi, les travailleurs ont un rapport de force favorable. Des activistes mettent en cause les pratiques des multinationales et l’État lui-même semble hors de contrôle… Les intellectuels conservateurs s’y résignent : « Il va falloir intervenir. » La « main invisible » ne réglera pas le problème toute seule… Dans ce livre, j’étudie comment ces stratégies se sont élaborées, ce qui ne veut pas dire qu’il y aurait quelque chose comme un « comité central de la classe capitaliste » qui tirerait les ficelles. Au contraire, ce que montrent les documents - articles d’économistes, mais aussi discours de PDG, guides de management… -, ce sont des formulations contradictoires, des réactions pragmatiques à chaque conflit qui surgit. Une pensée qui se cherche en colmatant les brèches.

    Comment le monde de l’entreprise va-t-il réagir à la remise en cause de l’entreprise qui émerge dans la société civile ?

    Le #management était habitué à gérer les conflits avec ses salariés. Il va devoir apprendre à répondre à des assauts externes. En 1970, l’activiste de la New Left mobilisée contre la guerre du Vietnam, Staughton Lynd, pose cette question : pourquoi continuons-nous à manifester à Washington comme si c’était là que se jouait la guerre du Vietnam ? Puisqu’elle est le produit d’un complexe militaro-industriel, il faut attaquer les grandes entreprises de l’armement, envahir les assemblées générales d’actionnaires. Les directions de ces entreprises sont d’abord démunies : des guides pratiques rédigés à l’attention des PDG leur conseillent de surtout rester cool en cas de débordements, on monte des sessions d’entraînement où les salariés jouent le rôle des activistes et soumettent les dirigeants à tous les outrages. « Ça a été l’une des épreuves les plus dures pour le PDG »,témoigne une secrétaire de direction dans l’un des documents que j’ai étudié. Et sans doute un moment jouissif pour les salariés…

    Nestlé, confronté, de 1977 à 1984, à un boycott international qui l’accuse de « tuer les bébés » avec son lait infantile vendu dans les pays du tiers-monde, opte vite pour une autre parade, laquelle ?

    La #multinationale recrute un conseiller en relations publiques venu du renseignement militaire, Rafael Pagan. La différence entre les activistes et vous, dit-il à Nestlé, c’est que les activistes, eux, savent qu’ils font de la politique. Avec sa cellule de crise, Pagan va s’appuyer sur la pensée de Clausewitz : priver l’adversaire de sa force morale. Il classe les militants en plusieurs profils : il faut isoler les « radicaux », avec lesquels il n’y a rien à faire, rééduquer les « idéalistes », sincères mais crédules. La tactique psychologique principale, c’est de les mettre en porte-à-faux, leur montrer qu’alors même ils croient défendre une cause juste, ils font du tort à d’autres groupes. Quant aux « réalistes », on parvient facilement à les coopter, à échanger un accord contre de la gloire ou de l’argent.

    Les années 80 voient émerger les discours sur la « responsabilité sociale » des entreprises. Le dialogue devient une arme dans la panoplie des firmes. Pourquoi ?

    Cela ne figure pas dans l’histoire officielle de la « responsabilité sociale des entreprises », mais une des premières publications sur le sujet a été parrainée aux Etats-Unis par Edward Bernays, l’auteur du fameux Propaganda. Or son modèle - fabriquer du consentement de manière verticale vers un public malléable, a trouvé ses limites. Bien sûr on continuera de faire de la pub, mais il faut recourir à des tactiques plus fines. C’est l’éloge d’une nouvelle idole : la communication dialogique, qu’on oppose à la manipulation. On vante la « coproduction de sens », la « communication éthique », « l’empathie entre les parties prenantes »… Un discours pseudo-philosophique qui masque une stratégie plus offensive. Lorsque Pagan dialogue avec les activistes de #Nestlé, il ne s’agit pas de négocier, c’est une ruse. Le dialogue permet de priver les militants d’une de leurs ressources les plus précieuses, la publicisation du conflit, puisqu’il doit être mené à huis clos. Il épuise l’adversaire dans d’interminables pourparlers, et en posant le consensus comme norme absolue, il permet de disqualifier ceux qui refusent le dialogue comme des irresponsables.

    En parallèle de ces tactiques pragmatiques mises en places par les firmes, les grands théoriciens du néolibéralisme, eux, vont mener une contre-offensive intellectuelle visant à « dépolitiser » l’entreprise afin de la faire échapper aux critiques des activistes.

    Dans les années 60, la pensée « managérialiste » admettait que la firme était un « gouvernement privé », un lieu de pouvoir, qu’il fallait bien tenter de légitimer : c’est notamment le rôle des discours sur la « responsabilité sociale » des entreprises ou le « managérialisme éthique ». Mais à partir des années 70 et 80, les théoriciens néolibéraux vont considérer qu’il est très dangereux de reconnaître ces rapports de pouvoir et de tenter de les justifier. C’est le cas de Milton Friedman qui critique ainsi le « greenwashing » naissant : « Peu de choses me soulèvent davantage l’estomac que de regarder ces spots télévisés qui voudraient nous faire croire que leur seule raison d’être est la préservation de l’environnement. » Pour ces économistes, il faut au contraire inventer une doctrine de l’entreprise qui la dépolitise. Pour cela, dans les années 70, les penseurs des « nouvelles théories de la firme » vont tâcher de déréaliser l’entreprise, dénier les rapports de force qui la constituent et la présenter comme une pure fiction juridique, un simple nœud de contrats. Aujourd’hui, dans les manuels d’économie, on présente ces thèses comme des doctrines neutres. Leurs auteurs, pourtant, les ont explicitement conçues comme des armes intellectuelles pour la défense d’un capitalisme contesté.

    Après les salariés, après les activistes, les néolibéraux s’attaquent à l’Etat lui-même, devenu « ingouvernable ». Comment s’y prennent-ils ?

    Face à l’inflation des revendications, on assiste à ce que Hayek appelle une « crise de gouvernite aiguë » de l’Etat. Ça régule, ça intervient… Comment faire refluer les demandes sociales, le trop-plein de démocratie ? Des économistes de l’université de Saint-Andrews, en Ecosse, proposent une nouvelle stratégie : la micropolitique de la privatisation. Cessons de nous focaliser sur la bataille des idées, disent-ils : conquérir les cœurs et les esprits ne suffit pas à changer les pratiques. C’est l’inverse : il faut changer pas à pas les comportements, et le reste suivra. Ouvrir progressivement les services publics à la concurrence, plutôt que privatiser brutalement, permet de dépolitiser la demande : tandis que l’usager insatisfait se retournait contre les pouvoirs publics, le client mécontent change de crémerie. Une fois la libéralisation actée, ce sont les individus eux-mêmes par leurs microchoix de consommateurs, qui deviennent les moteurs du changement. Le chef de file de ce courant, Madsen Pirie, cite l’exemple de la #dérégulation, par une Thatcher fraîchement élue, en 1980, du transport interurbain par bus - amorce pour la privatisation des chemins de fer britanniques…

    Votre livre approche l’entreprise par la philosophie. Pourquoi dites-vous que cette discipline tente trop rarement de saisir cet objet ?

    En philosophie, on a des théories de la souveraineté politique qui remontent au XVIIe siècle, mais peu de traités sur l’entreprise. Quand la philosophie intègre la question à ses enseignements, c’est trop souvent en reprenant les discours indigents produits dans les business schools. Il serait temps au contraire de développer des philosophies critiques de l’entreprise. Ce livre est un travail en ce sens, une enquête sur des catégories centrales de la pensée économique et managériale dominante. A la crise de gouvernabilité a répondu un contre-mouvement, une grande réaction où se sont inventés des nouveaux arts de gouverner, encore actifs aujourd’hui. Alors même que ces procédés de pouvoir nous sont appliqués en permanence, nous connaissons mal leur origine et leurs ressorts fondamentaux. Or, je crois que vendre la mèche, exposer leurs stratégies peut contribuer à mieux les contrer. Ce qui a été fait, on peut le défaire. Encore faut-il en connaître l’histoire.

    (1) Créée en 1973, la Commission trilatérale réunit des centaines de personnalités du monde des affaires et de la politique favorables à la globalisation économique.
    Sonya Faure

    Lien déjà cité par ailleurs mais sans l’interview en entier.

    #chamayou #capitalisme #entreprise #libéralisme #autoritarisme #état #privatisation

  • Julia Cagé : « En France, les plus pauvres paient pour satisfaire les préférences politiques des plus riches » - Libération
    http://www.liberation.fr/debats/2018/09/07/julia-cage-en-france-les-plus-pauvres-paient-pour-satisfaire-les-preferen

    Le prix d’un vote ? 32 €. Dans son dernier livre, l’économiste soutient, chiffres inédits à l’appui, que l’argent a un rôle déterminant dans le résultat d’une élection. Pire : l’Etat subventionne davantage les orientations politiques des plus aisés, favorisant ainsi les partis de droite.

    La France est-elle vraiment protégée des groupes de pression ? Sans doute moins qu’elle aimerait le croire. Notre démocratie repose-t-elle sur l’équation « un homme = une voix » ? Pas tout à fait, selon Julia #Cagé. Après avoir étudié le financement des médias (Sauver les médias, Le Seuil, 2015), l’économiste, professeure à Sciences-Po Paris, poursuit son exploration des ressorts et des inégalités de notre système représentatif. A partir d’une base de données inédite des financements publics et privés de la vie politique, aux États-Unis, en France ou ailleurs en Europe, elle démontre dans son dernier livre, le Prix de la démocratie (Fayard), que ces questions, en apparence techniques, pourraient bien avoir leur rôle dans le sentiment d’abandon des classes moyennes et populaires, et dans la montée des populismes (1). Car, non seulement l’expression politique est capturée par les intérêts privés des plus riches, mais cette confiscation peut avoir un sacré impact sur le résultat des élections. En France, depuis les années 90, le financement de la vie politique est fondé sur quelques grands principes : les dons des particuliers sont encadrés (pas plus de 7 500 euros pour les partis par individu et par an, pas plus de 4 600 euros par élection) ; les entreprises ne peuvent verser des fonds aux candidats ; en contrepartie, l’État finance une grande partie de la vie politique. Un système bien imparfait, révèle Julia Cagé, qui subventionne en réalité les préférences politiques des plus riches et favorise donc les partis de droite.

    « Qui paie gagne », écrivez-vous : en France aussi, l’argent fait l’élection. Cela explique l’improbable accession au pouvoir d’Emmanuel #Macron, candidat sans parti ni élu ?
    C’est un cas exemplaire. J’ai commencé à travailler sur le financement de la vie politique en 2014. L’une de mes hypothèses était qu’il fallait une réforme urgente du système de financement public des partis politiques, car il favorise l’immobilisme : l’argent donné par l’État aux candidats dépend des résultats obtenus aux dernières législatives. Ça ne permet pas l’émergence de nouveaux mouvements… sauf à attirer suffisamment de dons privés pour compenser ce handicap. Ce n’était encore jamais arrivé en France. C’est exactement ce que Macron a réussi à faire. Fin 2016, En marche !, né en avril, a déjà réuni 4,9 millions d’euros de dons privés. Contre 7,45 millions d’euros pour Les Républicains et seulement 676 000 euros pour le PS. L’innovation politique ne peut pas naître sans être financée. Or, dans toutes les démocraties occidentales, les dons privés vont d’abord aux partis conservateurs qui prônent une politique économique favorable aux plus aisés.

    Quel est le profil des donateurs ?
    On pourrait imaginer que les classes populaires donnent massivement, même pour de faibles montants. Ce n’est pas le cas. En France - comme aux États-Unis, en Italie ou en Grande Bretagne -, ce sont les plus aisés qui financent la vie politique. Ils ne sont d’ailleurs pas nombreux. Chaque année, seuls 290 000 foyers fiscaux français font un don, 0,79 % des Français adultes. Mais si on regarde parmi les 0,01 % des Français aux revenus les plus élevés, on s’aperçoit que 10 % d’entre eux font un don. Et ces 0,01 % des Français les plus riches versent en moyenne 5 245 euros par an. Les 50 % des Français les plus pauvres donnent, eux, quand ils donnent, seulement 120 euros par an en moyenne. Mais le scandale, c’est que les dons privés des plus aisés sont financés par l’ensemble des citoyens.

    Pourquoi ?
    Il existe trois formes de financements publics de la démocratie. La première, c’est celui des partis politiques, déterminé tous les cinq ans en fonction des résultats aux législatives : il s’élève à 63 millions d’euros. La deuxième, c’est le remboursement des dépenses de campagnes : 52 millions d’euros par an en moyenne. Et la troisième, dont on ne parle jamais, ce sont les déductions fiscales : votre don à un parti politique est remboursé à 66 %, par le biais d’une réduction d’impôt. Ces réductions représentent 56 millions d’euros par an pour les seuls dons aux partis politiques ! 56 millions d’euros offerts à seulement 290 000 individus qui ont choisi de financer un parti ? Même pas ! Car on ne peut bénéficier de déductions d’impôt… que si on paie l’impôt sur le revenu, ce qui n’est le cas que d’un Français sur deux. Pour le dire autrement si vous êtes parmi les 10 % des Français les plus fortunés, et que vous faites un don de 7 500 euros, celui-ci vous reviendra au final à 2 500 euros. Et le coût de votre don pour l’ensemble des citoyens sera de 5 000 euros. Mais, si vous êtes smicard, étudiant ou travailleur précaire, et que vous donnez 600 euros à un parti, votre générosité vous reviendra à… 600 euros, puisque vous n’êtes pas imposable sur le revenu. Bref, en France, les plus pauvres paient pour satisfaire les préférences politiques des plus riches.

    Le financement de la vie politique expliquerait la « droitisation » des gauches occidentales ?
    Si tous les partis et les candidats recevaient autant de financements privés, ce ne serait pas forcément problématique. Mais ce n’est pas le cas. Les Républicains touchent en moyenne, en France, 11 fois plus de dons privés que le Parti socialiste. On retrouve exactement le même déficit dans les autres pays. Or, on s’aperçoit qu’au Royaume-Uni avec Tony Blair, aux Etats Unis avec Hillary Clinton, en Italie avec Renzi, les partis de gauche se sont engagés dans une course aux financements privés. Ils abandonnent leur électorat populaire pour promouvoir des politiques économiques favorables aux plus aisés.

    Un parti peut-il vraiment « acheter » les électeurs ?
    J’ai analysé, avec Yasmine #Bekkouche, doctorante à l’Ecole d’économie de Paris, toutes les #élections municipales et législatives en France depuis 1993. Le résultat est net : statistiquement, en moyenne, les candidats les plus dotés et qui dépensent le plus remportent les élections. Bien sûr il y a des exceptions - le cas de Benoît Hamon à la présidentielle le prouve. J’ai estimé le prix d’un vote à 32 euros. Si un candidat met 32 euros de plus que son concurrent dans une campagne, il récolte une voix de plus. Au fond, ce n’est pas très cher un vote…

    Mais la victoire d’un candidat plus riche peut aussi s’expliquer par son talent ?
    Nous avons neutralisé l’effet de la popularité d’un parti une année donnée, le taux de chômage local, le niveau d’éducation moyen et les revenus fiscaux de la circonscription, le nombre de créations d’entreprises localement, le niveau d’investissement de la municipalité, etc. Résultat : toutes choses égales par ailleurs, le budget d’une campagne a bien un impact sur le résultat d’une élection. Mieux, selon nos analyses, l’« étrange défaite » de la droite après la dissolution surprise de Jacques Chirac en 1997, pourrait s’expliquer par l’interdiction, en 1995, des dons des entreprises aux campagnes électorales. Elle n’a eu d’effet que pour les candidats de droite qui touchaient des dons importants venant d’entreprises.

    Comment expliquer que l’argent ait un tel rôle ?
    Les meetings coûtent chers, comme les frais de transports, les conseils en communication et toutes les stratégies qui reposent sur l’utilisation des big datas. Cette utilisation des réseaux sociaux a d’ailleurs un effet pervers. Dans un monde où un candidat pourrait cibler ses électeurs, et si quelques milliardaires peuvent aider une campagne plus sûrement que des milliers d’électeurs, c’est sur cette poignée de personnes qu’il ciblera sa campagne. Encore une fois, les politiques risquent de se couper des classes populaires et moyennes.
    Vous dites que les donateurs de Macron « en ont eu pour leur argent » avec la suppression de l’ISF. N’est ce pas un peu rapide ?

    Derrière la formule, il y a une évidence : une personne soumise à l’ISF qui a donné 7 500 euros à la République en marche, ce qui lui est revenu à 2 500 euros, et qui voit l’ISF supprimé a effectivement fait un bon investissement. Le politiste américain Martin Gilens a comparé les souhaits des citoyens américains exprimés dans les sondages depuis 1950 (sur la politique économique, étrangère ou sociale), à leur niveau de revenus, et aux politiques effectivement mises en œuvre. Il montre que lorsqu’il y a divergence entre les Américains les plus riches et la majorité des citoyens, les gouvernements tranchent systématiquement en faveur des 1 % les plus riches. Pourquoi n’y a-t-il pas de révolution ? Gilens a une formule extraordinaire : il parle de « démocratie par coïncidence ». Sur beaucoup de sujets - la légalisation de l’avortement ou l’intervention en Irak -, les plus riches sont en phase avec la majorité. Mais c’est pure coïncidence. Le salaire minimum réel, lui, a baissé depuis les années 50. Ce sentiment de dépossession alimente le populisme.

    Que proposez-vous pour y remédier ?
    Certainement pas de supprimer tout financement public des partis parce qu’ils seraient « pourris », comme l’a obtenu le mouvement Cinq Etoiles en Italie ! La démocratie a un prix. Si ce coût n’est pas porté de manière égalitaire par l’ensemble des citoyens, il sera capturé par les intérêts privés. Il faut au contraire renforcer le financement public de la démocratie. Je propose la création de « Bons pour l’égalité démocratique ». Il ne s’agit pas de dépenser plus, mais autrement : tous les ans, an cochant une case sur sa feuille d’impôt, chaque citoyen aura la possibilité d’allouer 7 euros au mouvement politique de son choix. Il ne les sort pas de sa poche, mais il demande à l’Etat de donner 7 euros du fonds pour le financement des partis à celui de son choix.

    Et quand on est abstentionniste ou antiparti ?
    Alors vos 7 euros sont donnés en fonction des résultats aux dernières législatives. C’est une manière de favoriser l’émergence de nouveaux mouvements, et c’est égalitaire : un même montant fixe est alloué à chaque citoyen.

    Vous supprimez les dons privés ?
    Je les limite à 200 euros par an, c’est déjà beaucoup par rapport au revenu moyen français. Si on cherche l’égalité politique, on ne peut pas permettre aux citoyens de donner 7 500 euros à un parti puisque c’est un geste impossible à beaucoup.

    Vous prônez également la création d’une « Assemblée mixte » où seraient mieux représentés les ouvriers et les employés. Comment sera-t-elle élue ?
    Le Congrès américain compte moins de 5 % d’ouvriers et d’employés alors qu’ils représentent la moitié de la population. Aucun #ouvrier ne siège aujourd’hui à l’Assemblée nationale française. Je propose de laisser inchangées les règles de l’élection des deux tiers des #députés. Mais qu’un tiers de l’Assemblée soit élu à la proportionnelle intégrale, par scrutin de liste, où sera imposée une moitié de candidats ouvriers, employés, chômeurs ou travailleurs précaires. Comme pour la parité entre hommes et femmes il faut se saisir des outils de l’Etat de droit pour imposer l’égalité démocratique.

    (1) Voir aussi le site Leprixdelademocratie.fr, où sont recensées toutes les données du livre et où l’on peut « tester » les hypothèses de Julia Cagé sur son propre député.
    Sonya Faure

    Déjà pointé par ailleurs mais je mets le texte complet pour ceux et celles qui sont limités en nombre d’articles sur libération.

    #démocratie #argent #financement #partis #lutte_des_classes #impôts #inégalités

  • L’excentrique philosophe Avital Ronell suspendue de l’Université de New York - Libération
    http://www.liberation.fr/debats/2018/08/24/l-excentrique-philosophe-avital-ronell-suspendue-de-l-universite-de-new-y

    Un ancien étudiant de la féministe « queer » lui reproche des mails et des gestes déplacés. Des intellectuels, dont Judith Butler, l’ont défendue. Un comportement jugé masculin et corporatiste par de nombreux médias.

    « Mon adoré », « mon doux bébé câlin », « mon magnifique Nimrod ». Ou bien encore ce jeu de mots : « My cock-er spaniel », « mon cocker » (1). Mots doux ou preuves d’un long harcèlement sexuel ? La nouvelle a déclenché une tempête dans les milieux universitaires américains et au-delà. Avital Ronell, une intellectuelle internationalement réputée, professeure de littérature comparée à l’Université de New York, a été suspendue un an par sa fac pour avoir harcelé sexuellement un de ses anciens étudiants, Nimrod Reitman. Ce qu’elle dément.

    Avital Ronell, philosophe proche du courant de la French Theory et de Jacques Derrida, qu’elle rencontra en 1979, a écrit sur l’autorité, la surveillance, la figure de l’ennemi, mais aussi sur le sida, l’addiction ou le téléphone. Féministe, de gauche, Ronell est lesbienne et se définit comme queer. Nimrod Reitman, l’ex-étudiant qui l’accuse, est gay.

    Selon le New York Times, qui a sorti l’affaire mi-août, Nimrod Reitman, aujourd’hui âgé de 34 ans quand Ronell en a 66, lui reproche de lui avoir envoyé pendant trois ans des mails déplacés, mais aussi d’avoir eu des gestes à connotation sexuelle à plusieurs reprises. Reitman raconte ainsi une journée de 2012, à Paris, où la philosophe l’avait invité à l’accompagner. Elle lui aurait demandé de lui lire des poésies, dans sa chambre, pendant qu’elle faisait la sieste. Puis l’aurait invité dans son lit, lui aurait touché la poitrine, l’aurait embrassé. Reitman explique ne pas avoir osé réagir par peur de représailles sur son avenir universitaire. Dès le lendemain, il lui aurait pourtant dit son désaccord et sa gêne. Mais la situation se serait répétée à plusieurs reprises. Avital Ronell, elle, dément catégoriquement tout contact sexuel. Quant à ses mails : « Nos communications étaient entre deux adultes, un homme gay et une femme queer, qui partagent un héritage israélien, aussi bien qu’un penchant pour une communication imagée et familière, née de sensibilités et d’un contexte académique communs », a-t-elle déclaré au New York Times.

    Excentricité

    Au terme d’une enquête de onze mois, l’université a conclu que Ronell s’était bien livrée à du harcèlement sexuel et que son comportement avait été « suffisamment envahissant pour altérer les termes et les conditions de l’environnement d’apprentissage de M. Reitman ». Elle a en revanche rejeté les accusations d’agression sexuelle, estimant qu’elle n’avait pas de preuve.

    Au printemps, plusieurs dizaines d’intellectuels et de professeurs d’université avaient signé un texte de soutien, initié par Judith Butler, la grande figure des études de genre, destiné à l’Université de New York, pour plaider la cause de la philosophe lors de l’enquête interne de la fac. Le courrier confidentiel a fuité sur un blog - sans doute était-ce aussi l’occasion de porter un coup aux études de genre et au poststructuralisme. Très malhabile, le texte reprenait les arguments classiques de la défense des hommes harceleurs… Le procès médiatique d’Avital Ronell est devenu celui des intellectuelles féministes et queer. Sur le blog The Philosophical Salon, le philosophe slovène Slavoj Zizek a justifié son choix de signer la pétition de soutien à Ronell : « Pour être brutalement honnête, Avital et moi ne sommes pas membres du même "gang" théorique : […] elle est féministe alors que je suis très critique de la version prédominante du féminisme américain, commence le penseur marxiste. Dans sa manière d’être avec ses collègues et ses amis, Avital est un genre en soi : acerbe, ironique, se moquant des autres amicalement… Pour faire court, elle est une provocation vivante pour les membres du politiquement correct de notre monde académique, une bombe sur le point d’exploser. […] Ce qui me rend vraiment triste, c’est que la procédure contre Avital vise un certain type psychologique, un certain mode de comportement et d’expression pour lesquels il y a de moins en moins de place dans l’académie. » Dans ses livres aussi, la philosophe tient un langage hors-norme, mélange de concepts et de mots de la rue. Dans Loser Sons (2012), elle cite Hannah Arendt puis soudain se coupe et l’interpelle : « Ecoute-moi, Hannah, t’es sûre de ça ? » Le philosophe français Jean-Luc Nancy, qui a aussi signé la lettre de soutien à son amie, témoigne de son excentricité : « Avital a sans doute été imprudente, mais cette histoire est gonflée, assure-t-il à Libération. Je la connais depuis une trentaine d’années, et depuis trente ans elle m’envoie des mails avec des "I love you", "I adore you". C’est son style : des hyperboles toujours recommencées. »

    « Entre-soi très malvenu »

    Certains soutiens d’Avital Ronell estiment encore qu’après tout, Nimrod Reitman pouvait bien changer de directrice de thèse ou de faculté. « Une directrice de thèse a le pouvoir de faire et défaire l’avenir universitaire de ses élèves, rectifie la professeure en études de genre à l’Université de Lausanne Eléonore Lépinard. En fac de médecine, on ne s’y trompe pas : on parle des "patrons". Mais en sciences humaines, les universitaires ont du mal à assumer cette réalité car dans la relation entre professeur et élève s’imbriquent aussi une complicité intellectuelle, un tutorat, un accompagnement qui masquent le lien hiérarchique. » La chercheuse est sévère envers l’attitude des universitaires qui se sont empressés de soutenir l’une des leurs : « Cet entre-soi est très malvenu. C’est justement cette défense corporatiste qui rend possibles les abus de pouvoir. » Mais dans leur défense de Ronell, des universitaires américaines font aussi plus largement la critique de ce qu’elles considèrent comme des « dérives » du « Title IX » dans ce cas-ci. Pour ces dernières, l’outil juridique (lire aussi page 4) était pensé dès 1972 pour permettre aux femmes d’échapper à toute discrimination à l’université et n’aurait ainsi pas vocation à aider un homme à se retourner contre une femme.

    Le véritable « abus fait du Title IX » n’est pas là pour l’historienne Joan Scott, qui a signé elle aussi la lettre de soutien à Ronell : « Le Title IX est récemment devenu uniquement centré sur le harcèlement sexuel, a-t-elle expliqué dans un mail à Libération. Depuis 1972, les universités confrontées à une plainte dans le cadre du Title IX ont répondu de manière diverse au fil des ans : elles ont protégé leurs éminents universitaires, choisissant d’ignorer les plaintes d’étudiants ; elles ont protégé leurs athlètes et tous ceux qu’elles considéraient comme vitaux pour leurs programmes ; elles ont parfois puni les accusés après une prudente investigation. Mais plus récemment, la réponse la plus typique est de considérer une plainte comme prouvée, sans trop d’efforts pour examiner les faits afin d’agir vite et de punir l’accusé. […] Au lieu d’un jury composé de ses pairs, l’accusé fait face à des équipes d’avocats décidés à protéger l’université de coûteuses poursuites en justice ou de la perte de fonds fédéraux. […] C’est ce qui s’est passé dans le cas Ronell. » Ce qui ne suffira peut-être pas : Nimrod Reitman réfléchit à porter plainte, cette fois en justice, contre Avital Ronell et l’Université de New York.

    (1) Cock signifie « bite » en anglais.
    Sonya Faure

    Ces féministes universitaires dont l’intersectionnalité est le gagne-pain et qui n’ont aucun problème à utiliser leur pouvoir de domination sur qui se trouve sous leur coupe pfff ! Il serait bienvenu qu’elles relisent leurs classiques ou du moins qu’elles appliquent les principes qu’elles prônent dans leur théorie. Défendue par Butler en plus, quelle honte ! Avec des arguments dégueu !

    N.B. Je remets cet article parce que celui qui avait été posté ailleurs n’est pas en entier et les personnes qui ne savent pas débloquer le javascript sont limités en nombres d’articles lus sur Liberation.

    #Ronell #harcèlement #agression_sexuelle #Butler #domination #féminisme #queer

  • #Christiane_Taubira : « Le mythe français de l’égalité, un mythe noble, empêche de revenir sur le crime de l’esclavage » - Libération
    http://www.liberation.fr/debats/2017/10/06/christiane-taubira-le-mythe-francais-de-l-egalite-un-mythe-noble-empeche-

    A l’occasion de la sortie du nouvel essai de l’Américain Ta-Nehisi Coates, « le Procès de l’Amérique », l’ex-garde des Sceaux, qui en a signé la préface, revient sur la question des réparations matérielles ou éthiques. Comme les Etats-Unis, la France doit s’interroger sur son histoire esclavagiste et coloniale qui abîme encore notre présent.

    #esclavage #racisme #xénophobie #états-unis

    • semi #paywall alors :

      Christiane Taubira : « Le mythe français de l’égalité, un mythe noble, empêche de revenir sur le crime de l’esclavage »
      Sonya Faure et Catherine Calvet, Libération le 6 octobre 2017
      http://www.liberation.fr/debats/2017/10/06/christiane-taubira-le-mythe-francais-de-l-egalite-un-mythe-noble-empeche-

      A l’occasion de la sortie du nouvel essai de l’Américain Ta-Nehisi Coates, « le Procès de l’Amérique », l’ex-garde des Sceaux, qui en a signé la préface, revient sur la question des réparations matérielles ou éthiques. Comme les Etats-Unis, la France doit s’interroger sur son histoire esclavagiste et coloniale qui abîme encore notre présent.

      Après le succès d’Une colère noire (Autrement, 2016), l’écrivain et journaliste américain Ta-Nehisi Coates publie un nouvel essai, le Procès de l’Amérique. « Il est temps de laver notre linge sale en public »,écrit-il. Il est temps pour les Etats-Unis de se poser la question des réparations de l’esclavage et de la ségrégation. Dans son livre, Coates décrit précisément comment « le pillage d’hier a rendu le pillage d’aujourd’hui plus efficace » : les Etats-Unis ont bien une dette envers la communauté noire. Initiatrice de la loi reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, Christiane Taubira a signé la préface du Procès de l’Amérique. Nulle réparation matérielle n’effacera un crime si grand que l’esclavage ou la colonisation, prévient l’ancienne garde des Sceaux. Mais la France a elle aussi un devoir : permettre un débat rationnel et serein sur notre passé commun, dont les traces continuent de fragiliser le présent.

      Qu’est-ce qui, dans le livre de Ta-Nehisi Coates, vous a convaincue de le préfacer ?

      Avant tout, ce croisement inédit entre d’une part, la souffrance des gens, leurs combats, leurs désillusions, et d’autre part, le décryptage précis des dispositifs qui vont pénétrer des vies pour les démolir : Coates parvient à entremêler le savant et l’émotionnel. Le Procès de l’Amérique montre par quels mécanismes « la kleptomanie d’Etat », comme il l’écrit, a continué après la fin de l’esclavage, après même la ségrégation. Comment le pillage de la force de travail des Africains-Américains laisse encore des traces.

      Une colère noire a connu un grand succès en France. Nous scandalisons-nous de la situation américaine pour mieux s’aveugler sur la nôtre ?

      Je suis absolument persuadée qu’en France, des personnes sont capables, sans arrière-pensée ni calcul, d’avoir une vraie curiosité pour la société américaine. C’est à nous de nous appuyer sur ce que décrit Coates pour rappeler que la France aussi fut une puissance esclavagiste, dans des conditions très différentes des Etats-Unis. Aurait-elle échappé à toutes les séquelles de ce passé ? Non.

      La France aussi se serait livrée à « une épouvantable entreprise de brigandage d’Etat », comme vous le dites des Etats-Unis ?

      La traite négrière, l’esclavage, la colonisation : c’est du brigandage. Partout, l’appareil d’Etat s’est donné le droit d’émettre des règles violentes et inégalitaires. C’est l’Etat qui a organisé le commerce, créé les compagnies de monopoles et les comptoirs le long des côtes [qui, dès le XVIIe siècle, ont été un pilier de la colonisation, ndlr]. C’est l’Etat qui a décidé du régime fiscal avantageux, accordé des licences de navigation aux compagnies maritimes qui profitaient de la traite, c’est même l’Etat qui percevait une dîme sur le nombre d’esclaves baptisés. Oui, c’est un brigandage établi. Pourtant, chaque fois que ressurgit la question des réparations, le débat provoque une hystérie sans nom.

      Mais au fond, que signifie « réparer » de tels crimes ?

      La réparation n’est pas que matérielle. Elle est politique et éthique. Quel sens cela a-t-il de vivre ensemble et de faire comme si le passé n’avait laissé aucune trace ? C’est un non-sens. Il faut avoir du courage, dépasser des préoccupations immédiates. C’est une parole mesquine que celle qui décide que puisque cela me dérange, il n’y a pas lieu d’en débattre. Les aspects matériels que les réparations pourraient entraîner sont bien peu de chose. Car le crime de l’esclavage est irréparable. On ne répare pas les vies qui se sont achevées au fond de l’Atlantique ou de l’océan Indien. On ne répare pas ces enfants vendus séparément de leurs parents. La question est plutôt de savoir si nous sommes capables d’affronter le passé et d’en voir toutes les survivances dans le présent. Celles qui aujourd’hui cassent les relations dans la société, celles qui obstruent le regard que l’on pose sur l’autre. Abordons ainsi la question des réparations, et normalement la frayeur et l’hystérie devraient disparaître.

      Sommes-nous prêts ?

      Je ne sais pas si c’est possible mais c’est indispensable. Peut-on comprendre notre rapport aux banlieues sans regarder le passé ? Non. Sinon on est dans le fait divers, dans l’incident, l’inexplicable. Or tout est parfaitement explicable : cette incompréhension, ces rancœurs enfouies, cette peur qui pousse à réagir n’importe comment… Tout cela a un lien organique.

      Ce débat-là, les Etats-Unis le mènent plus que nous…

      L’urgence paraît plus forte aux Etats-Unis car les traces physiques et matérielles de l’esclavage sont là, sous les yeux de tous. La ségrégation n’est pas si ancienne. Dans un discours absolument sublime, à l’université de Cambridge en 1965, l’écrivain James Baldwin explique que la prospérité de l’Amérique repose sur sa sueur. Il dit « ma sueur », il ne dit pas la sueur de ses ancêtres. « My sweat, my free labour. » Ma sueur, mon travail gratuit. Il reste une mémoire vive sur la façon dont la loi organisait la domination, l’oppression, la séparation. Il reste une mémoire vive sur la tolérance de l’Etat, sa complaisance envers les crimes et les lynchages de Noirs. Il suffit qu’une parole « autorisée » soit suffisamment permissive, comme celle de M. Trump, pour que certains se lâchent à nouveau, comme à Charlottesville cet été. En France, poser la question des réparations demande un plus grand volontarisme car on peut faire semblant d’oublier que les colonies étaient des terres d’esclavage. On peut se glorifier de l’égalité avec « nos compatriotes d’outre-mer » - un terme toujours prononcé avec un trémolo dans la voix, un surcroît d’empathie, une espèce de démonstration impudique. Mais au quotidien, ces compatriotes d’outre-mer font l’expérience d’une citoyenneté différente. Et l’ancien empire colonial est de plus en plus visible sur le sol français, dans nos banlieues. On peut toujours tenter de fuir. Sauf qu’on est rattrapé par le passé. Je dis délibérément « on ». Car ou bien nous portons cela tous ensemble, ou bien nous faisons les mariolles : si je descends d’esclaves, vous descendez des maîtres, et nous n’aurons plus qu’à régler nos comptes. Je pense que c’est une impasse. Nous devons porter ensemble une histoire qui nous rattrape.

      Le 21 mai 2001, vous avez fait voter une loi dont le premier article reconnaît que la traite négrière et l’esclavage constituent un crime contre l’humanité…

      Et quelle violence nous avons alors subie ! Le sujet reste extrêmement sensible. Le mythe français et républicain de l’égalité - un mythe noble, à préserver bien sûr ! - empêche ce retour sur le passé esclavagiste et colonial. Je me souviens d’une émission de radio où un président d’association me reprochait de salir la France : « La France n’est pas esclavagiste, elle a aboli l’esclavage ! » hurlait-il. Oui, la France a aboli l’esclavage qu’elle pratiquait ! Le déni est partout, jusqu’aux autorités publiques qui ont célébré le cent cinquantenaire de la deuxième abolition de l’esclavage… sans rappeler qu’il y en avait eu une première en 1794. Parce qu’il aurait alors fallu dire qui avait rétabli l’esclavage dans les colonies françaises : le grand Napoléon. En France, on commémore l’abolition de l’esclavage, mais l’esclavage, on ne connaît pas ! Imposer que la journée du 10 mai devienne une journée en mémoire des traites, de l’esclavage et de l’abolition a été un combat. A quoi sert cette prudence inutile ? Quand vous construisez une société sur de la dissimulation, la rage enfle par en dessous. Dans le Procès de l’Amérique, Ta-Nehisi Coates dit qu’il est temps, aussi, « d’en finir avec la culpabilité blanche ». Débattre du passé est émancipateur. C’est ce qu’a très bien compris la ville de Nantes, qui fait la lumière sur son passé de ville du commerce triangulaire.

      Cette mémoire à vif, on en a eu un nouvel exemple avec la polémique sur les noms de rues et les monuments. Faut-il déboulonner les statues de Colbert ?

      Au pays qui se prétend le cœur des Lumières, sur ces sujets-là, la raison disparaît ! Il ne reste que l’affectif ! Pourquoi ne pourrait-on réfléchir au rôle de Colbert dans la rédaction du Code noir ? Ce qui ne veut pas dire que Colbert n’était que cela. Mais débattons ! Il ne s’agit pas de faire la chasse à d’éventuels coupables survivants, il n’y en a plus. Même les personnes qui portent le nom de grandes familles d’armateurs négriers ou esclavagistes ne sont pas concernées - mais si elles veulent nous ouvrir leurs archives, elles sont les bienvenues. Sans doute aurions-nous dû être capables de faire retomber la pression, de débattre, peut-être avec passion, mais de débattre. Oui, il faut, dans l’espace public, des rues et des bâtiments au nom de Nègres marrons, ces résistants qui, au péril de leur vie, décidaient de quitter la plantation et le régime esclavagiste. Le Code noir stipulait qu’à la première évasion, si vous étiez repris, on vous coupait l’oreille. La deuxième fois, on vous coupait le jarret. La troisième, vous étiez mis à mort. Qui énonçait cela ? La législation officielle. C’était le code de Colbert, dont l’article 1er chassait les Juifs !

      Au-delà du débat et de la reconnaissance officielle, quelles formes plus concrètes pourraient prendre les réparations ?

      Nous devons être prêts à regarder en face toutes les conséquences qui découlent, aujourd’hui, de ce passé. Des banques américaines, comme Lehman Brothers ou Morgan Chase, ont dû reconnaître qu’elles avaient possédé des esclaves ou accordé des prêts à des maîtres, dont la garantie était le cheptel d’esclaves. Certaines ont décidé de consacrer 5 millions de dollars - peu de chose par rapport à leur fortune - à des bourses pour des Africains-Américains. Quelle serait la dette de la France à l’égard des descendants d’esclaves ou des ressortissants des empires ? Si c’est insurmontable, on le dira. Mais l’essentiel aura été de s’y pencher. L’Etat étant profondément impliqué, il doit aussi pouvoir réparer par le biais, par exemple, de politiques publiques bien identifiées. Cette monstruosité économique qu’était l’esclavage a aussi produit une créativité culturelle phénoménale. Pourquoi ne pas consacrer des budgets à la mise en valeur des langues créoles, nées de la nécessité, en territoire esclavagiste, de se comprendre entre maîtres et esclaves ou entre esclaves venus de régions différentes d’Afrique ? Financer des études sur les expressions picturales, la littérature orale, les traces archéologiques, la toponymie, la pharmacopée de plantes que les esclaves ont développée pour se soigner ? Mettre en lumière tout ce patrimoine qui montre que cette période ne fut pas seulement une longue et interminable nuit de souffrance et de violence.

      LE PROCÈS DE L’AMÉRIQUE de TA-NEHISI COATES Ed. Autrement, 96pp., 12€.

  • Emmanuel Todd : « La crétinisation des mieux éduqués est extraordinaire »
    Par Sonya Faure et Cécile Daumas — 6 septembre 2017

    Pour l’historien Emmanuel Todd, la vraie fracture n’est aujourd’hui plus sociale, mais éducative. Et la démocratie est vouée à disparaître en Europe.

    Trump, Brexit, Macron. Vous analysez les bouleversements au sein des démocraties moins comme les résultats d’une fracture sociale que d’une fracture éducative…
    Nous vivons une phase décisive : l’émergence pleine et entière d’une nouvelle confrontation fondée sur les différences d’éducation. Jusqu’ici, la vieille démocratie reposait sur un système social fondé sur l’alphabétisation de masse mais très peu de gens avaient fait des études supérieures. Cela impliquait que les gens d’en haut s’adressaient aux gens simples pour exister socialement - même les dominants et même la droite. On a cru que la propagation de l’éducation supérieure était un pas en avant dans l’émancipation, l’esprit de Mai 68 finalement. Mais on n’a pas vu venir le fait que tout le monde n’allait pas faire des études supérieures : selon les pays, entre 25 % et 50 % des jeunes générations font des études supérieures, et dans la plupart d’entre eux leur nombre commence à stagner. Les sociétés ont ainsi adopté une structure éducative stratifiée. « En haut »,une élite de masse (en gros, un tiers de la population) qui s’est repliée sur elle-même : les diplômés du supérieur sont assez nombreux pour vivre entre eux. Symétriquement, les gens restés calés au niveau de l’instruction primaire se sont aussi repliés. Ce processus de fragmentation sociale s’est généralisé au point de faire émerger un affrontement des élites et du peuple. La première occurrence de cet affrontement a eu lieu en France en 1992 lors du débat sur Maastricht. Les élites « savaient », et le peuple, lequel ne comprenait pas, avait voté « non ». Ce phénomène de fracture éducative arrive à maturité.

    La lutte des classes sociales est remplacée par la lutte entre les classes éducatives ?
    Oui, même si revenus et éducation sont fortement corrélés. La meilleure variable pour observer les différences entre les groupes est aujourd’hui le niveau éducatif. Les électeurs du Brexit, du FN ou de Trump sont les gens d’en bas (même si le vote Trump a été plus fort qu’on ne l’a dit dans les classes supérieures), qui ont leur rationalité : la mortalité des Américains est en hausse, et même si les économistes répètent que le libre-échange, c’est formidable, les électeurs pensent le contraire et votent pour le protectionnisme.

    Les trois grandes démocraties occidentales ont réagi différemment à cet affrontement entre élite et peuple…
    En Grande-Bretagne, il s’est passé un petit miracle : le Brexit a été accepté par les élites, et le Parti conservateur applique le vote des milieux populaires. C’est pour moi le signe d’une démocratie qui fonctionne : les élites prennent en charge les décisions du peuple. Ce n’est pas du populisme car le populisme, c’est un peuple qui n’a plus d’élites. David Goodhart, le fondateur de la revue libérale de gauche Prospect, parle de « populisme décent », une magnifique expression. Les Etats-Unis sont, eux, dans une situation de schizophrénie dynamique. Les milieux populaires, furibards et peu éduqués, ont gagné l’élection, une partie des élites l’a acceptée (Trump lui-même fait partie de l’élite économique et le Parti républicain n’a pas explosé) mais l’autre moitié de l’Amérique avec l’establishmentla refuse. C’est un pays où règne donc un système de double pouvoir : on ne sait plus qui gouverne. En France, nous sommes dans une situation maximale de représentation zéro des milieux populaires. Le FN reste un parti paria, un parti sans élites. Le débat du second tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron en a été la parfaite mise en scène. A son insu, Marine Le Pen a exprimé l’état de domination intellectuelle et symbolique de son électorat qui est, de plus en plus, peu éduqué, populaire, ouvrier. La dissociation entre les classes sociales est à son maximum. L’absence de solidarité entre les groupes sociaux est typique de la dissociation d’une nation.

    La France insoumise est-elle une tentative de renouer le contact entre élite et peuple ?
    Elle est le phénomène électoral intéressant de cette dernière élection. Il m’intéresse d’autant plus que je n’y croyais pas du tout ! Les électeurs de Mélenchon sont jeunes comme ceux du FN. Mais ce qui est vraiment original dans l’électorat de Mélenchon, c’est son caractère transclassiciste. Ouvriers, employés, professions intermédiaires, diplômés du supérieur : toutes les catégories sociales y sont représentées. En ce sens, les progrès de La France insoumise ne seraient pas une nouvelle forme de gauchisme, mais exactement l’inverse : une certaine forme de réconciliation des catégories sociales et éducatives françaises. Reste à savoir si Mélenchon a dans la tête ce qu’il faut pour gérer une telle réconciliation.

    Et Emmanuel Macron ?
    On ne peut pas savoir ce qu’il y a dans la tête de Macron : il est jeune et trop instable, son parcours professionnel l’a montré. Il est pour l’instant sur une trajectoire de conformisme absolu. Réformer, flexibiliser, accepter la gestion allemande de la monnaie… une direction qui amène inévitablement à un ou deux points de chômage supplémentaires en fin de quinquennat. Pour Macron, poursuivre dans cette voie, c’est accepter de disparaître politiquement à 40 ans. Une hollandisation éclair.

    Vous êtes un homme de gauche, comment voyez-vous sa situation aujourd’hui ?
    Je ne suis pas très optimiste ! L’une des grandes faiblesses de la science politique est de réfléchir aux citoyens comme à des êtres abstraits. Mais quand on décrypte, comme je le fais, des variables sociologiques, on arrive à la conclusion qu’il existe un subconscient inégalitaire dans notre société. La stratification éducative, je l’ai dit, a provoqué une fermeture du groupe des éduqués supérieurs sur lui-même. La crétinisation politico-sociale des mieux éduqués est un phénomène extraordinaire. Le vieillissement de la population va aussi dans le sens d’une préférence pour l’inégalité. Que devient la démocratie quand les gens sont en moyenne beaucoup plus âgés et riches ? Dans le logiciel de La France insoumise, il y a la révolte. Mais des révolutions au sens mélenchoniste dans un pays où l’âge médian de la population atteint les 40 ans, je n’en ai jamais vu. Les peuples qui font des révolutions ont 25 ans d’âge médian. La société française semble dans une impasse.

    Vous êtes de plus en plus critique sur l’Europe. Dans votre livre, vous craignez une dérive autoritaire du continent…
    Je suis arrivé au bout de ma réflexion. Comment exprimer ces choses-là gentiment… Je ne veux surtout plus adopter la posture du mec arrogant. Que se passe-t-il en Europe ? L’Allemagne meurt démographiquement mais elle conserve un niveau d’efficacité économique et politique prodigieux. Elle a pris le contrôle de la zone euro. Je pense que les historiens du futur parleront du choix de l’euro comme d’une option stratégique inimaginable. Comme de la ligne Maginot en 1940. L’euro ne marche pas, mais il s’est installé dans les esprits pour des raisons idéologiques, et on ne peut pas en sortir. Autour de l’Allemagne, les pays latins sont en train de dépérir, avec des taux de chômage ahurissants, et les pays de l’Europe de l’Est ont vu chuter leur taux de natalité, signe d’une grande angoisse. Les inégalités sont plus fortes au sein de l’espace économique et social européen - entre les revenus allemands et roumains - qu’au sein du monde anglo-saxon qu’on dénonce toujours comme étant le summum de l’inégalité.

    Mais le but de l’Union est, à terme, de faire converger les conditions de vie…
    Les gouvernements élus dans les pays faibles ne peuvent plus changer les règles. Mais est-ce une surprise ? Il faut étudier l’inconscient des sociétés européennes : il y a, dans la zone euro, une prédominance de régions dont la structure familiale traditionnelle était la famille souche, ce système paysan dans lequel on choisissait un héritier unique, et dont les valeurs étaient inégalitaires, autoritaires. Au fond, mon analyse des couches subconscientes de l’Europe retombe sur un lieu commun historique : qui, dans les années 30, aurait décrit l’Europe continentale comme le lieu de l’épanouissement de la démocratie libérale ? Les berceaux de la démocratie sont le monde anglo-saxon et le Bassin parisien. Pour le reste, les contributions modernes à la politique de la zone euro, c’est Salazar, Pétain, Franco, Hitler, Dollfuss…

    Est-ce que ça condamne l’idéal européen ?
    Compte tenu du potentiel anthropologique et post-religieux de l’Europe continentale, il aurait été ridicule de s’imaginer qu’après le repli anglo-américain de la zone, car c’est cela qu’on vient de vivre sur le plan géopolitique, une réelle démocratie pourrait perdurer. Ce qui ré émerge aujourd’hui, ce sont les traditions propres du continent européen, et elles ne sont pas propices à la démocratie libérale. La France pourrait porter des valeurs démocratiques et égalitaires… mais la France n’est plus autonome.

    Le risque pour l’Europe, c’est l’autoritarisme ?
    Même si la démocratie disparaît, ça ne veut pas dire qu’on va vers le totalitarisme, ni qu’on perd la liberté d’expression, et que la vie devient insupportable pour tout le monde. Mais ce qui est insupportable dans le stade post-démocratique actuel, c’est que la vie reste plutôt agréable pour les gens d’en haut tandis qu’une autre partie de la population est condamnée à la marginalité. Peut-être que le système explosera. Peut-être que la France retrouvera son autonomie et, comme les Britanniques, une façon de reformer une nation, avec ce que ça suppose de solidarité entre les classes sociales.

    Vous intervenez aujourd’hui en tant qu’historien, polémiste ?
    Je suis beaucoup intervenu, parfois de manière polémique, dans le débat public. Mais, avec ce livre, j’ai voulu revenir au plaisir de l’observation historique, sans prendre partie. Je suis à la fois un citoyen qui s’énerve parce que je suis toujours dans le camp des perdants, et qu’à force, c’est agaçant, mais je suis aussi un historien. Et ce qui est bien, c’est que même quand le « citoyen » perd, l’histoire, elle, continue. Je pense que la démocratie est éteinte en Europe. Le gros de l’histoire humaine, ce n’est pas la démocratie. L’une de ses tendances lourdes est au contraire l’extinction de la démocratie. En Grèce, en France, les gens votent, et tout le monde s’en moque. Pour un citoyen, c’est tout de même embêtant. Pour un Français qui se pense français, c’est carrément humiliant. Mais un historien sait qu’il y a une vie après la démocratie.

    http://www.liberation.fr/debats/2017/09/06/emmanuel-todd-la-cretinisation-des-mieux-eduques-est-extraordinaire_15946

    #Démocratie #europe #union_européenne #euro #Famille #Education #élite #gréce #france #allemagne #Emmanuel_Todd

  • Bugs, sas et caméras : l’informatique carcérale
    http://www.franceculture.fr/emission-ce-qui-nous-arrive-sur-la-toile-bugs-sas-et-cameras-l-informa

    Dates/Horaires de Diffusion : 10 Juin, 2014 - 08:45 - 08:50

    Dans Libération samedi, Sonya Faure interrogeait longuement Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté, dont le mandat de 6 ans s’achève cette semaine. Parmi les nombreux sujets abordés par cet homme qu’on a envie d’admirer, l’un nous concerne particulièrement. Je cite Jean-Marie Delarue : " J’assistais, un matin, au travail d’un surveillant au poste central ...

    date de remontée fiction : Mardi 10 Juin (...)

    #Information #Innovation #Justice #Technique #Direct

  • Réforme pénale : « un bon texte inachevé » selon Robert Badinter - Libération
    http://www.liberation.fr/societe/2014/04/30/reforme-penale-un-bon-texte-inacheve-estime-robert-badinter_1008088

    Réforme pénale : «un bon texte inachevé» selon Robert Badinter

    Par Sonya Faure

    L’ancien garde des Sceaux Robert Badinter a estimé mercredi que la réforme pénale, qui doit être débattue en juin à l’Assemblée nationale, était « un bon texte inachevé » et a appelé les parlementaires à plus d’ambition. « Le texte va dans la bonne direction, il ne va pas assez loin. C’est un bon texte inachevé », a expliqué au Sénat l’ancien ministre de François Mitterrand à l’occasion d’auditions préparatoires à l’examen du texte de loi.

    « Le moment est venu de savoir ce qu’on veut faire. Ou ce sera une énième réforme ou on dit stop et on examine ce qui peut être fait pour les décennies à venir », a lancé l’ancien président du Conseil constitutionnel.

    Pour l’instant, l’ancien sénateur qui dit avoir apprécié le travail préparatoire effectué en 2013 lors de la conférence de consensus, ne cache pas sa déception sur le texte issu des arbitrages gouvernementaux, après le bras de fer qui avait opposé la garde des Sceaux, Christiane Taubira, à Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur.

    « A quoi bon réunir autant de personnes compétentes émanant de tous les horizons de la vie judiciaire si c’est, en définitive, pour ne pas en tirer toutes les conséquences dans un projet de loi », a-t-il lancé en qualifiant le travail de la conférence de « ce qu’on a produit de mieux, et de très loin, depuis des années ».

    #Justice #prison #Badinter #réforme_pénale

  • grand angle Peut-on avoir un enfant en prison ? Et que répondre quand des détenu(e)s demandent à bénéficier d’une assistance médicale à la procréation. L’Académie de médecine est divisée.
    Par Sonya Faure Photos Félix Ledru

    C’est une question, venue d’une prisonnière basque. L’entêtement d’une recluse de Fresnes, bientôt quadragénaire, amoureuse d’un homme enfermé lui aussi, dans une prison espagnole. « Puis-je avoir un enfant ? »
    Quand elle sera libérée, cette femme ne pourra peut-être plus tomber enceinte. Question d’âge. Pour contourner l’impossibilité matérielle, elle a demandé à l’équipe médicale de sa prison de pouvoir bénéficier d’une Assistance médicale à la procréation (AMP). Les soignants ont alors décidé de saisir l’Académie de médecine : le groupe de travail qui planche sur le sujet depuis six mois rendra son avis en octobre devant une assemblée plénière composée de pontes qui n’ont rien de gauchistes échevelés. « Je m’attends à quelques remous dans la salle », confie, amusé, le responsable du groupe de réflexion.
    La science doit-elle artificiellement rétablir ce que les murs rendent impossible ? Certes cette question touche peu d’hommes et de femmes - cinq à dix par an selon l’Académie. Mais elle suscite une réflexion éthique majeure : sur la procréation comme sur le sens de la peine de prison.
    « D’emblée, parmi nous, confie le professeur Henrion, gynécologue-obstétricien et rapporteur du groupe de travail, les réactions ont été passionnelles. » Dans les jolis appartements de l’Académie, rue Bonaparte à Paris, deux clans se sont formés. « Quel est le sens de la détention ? questionne Roger Henrion. C’est d’abord une sanction, disent les uns : attention, préviennent-ils, accorder l’AMP aux prisonniers choquera l’opinion publique. C’est une préparation à la réinsertion, disent les autres, la prison doit imposer une limitation de mouvement, pas l’interdiction de bâtir sa vie future et de fonder une famille. Un prisonnier a bien le droit de se marier… »
    « Troubles de l’ovulation »

    Dans les prisons, la question se tranche au cas par cas, au gré de la personnalité du médecin et de la bonne volonté du directeur de prison. « En treize ans, le problème ne s’est posé à moi qu’une fois mais il risque de devenir plus courant avec l’allongement des peines, témoigne André Rémy, médecin-chef de la prison de Perpignan. C’était un délinquant sexuel - je pense que ça a joué dans la décision - d’une quarantaine d’années. L’administration pénitentiaire a refusé de l’extraire de sa prison vers un Cecos [Centres d’études et de conservation des œufs et du sperme humain, ndlr]. » Quand la demande vient d’un homme qui a entrepris des démarches avant son incarcération, certains médecins travaillant en prison se débrouillent pour ne pas en référer à l’administration. Celle-ci n’a pas accès au dossier médical des détenus. « La famille récupère le sperme à la porte de la prison », indique ce soignant.

    L’Académie de médecine devra trancher deux cas de figures. Le premier : faut-il accorder une AMP à un(e) détenu(e) stérile ? « Une question d’autant plus pressante qu’on soupçonne l’enfermement d’entraîner des troubles de l’ovulation », note le professeur Henrion. Or la loi sur les soins en prison de 1994 impose que les détenus soient soignés comme n’importe quel citoyen du dehors.

    « Mais le traitement de l’infertilité est-il un soin médical primaire ? » s’interroge le même Roger Henrion. La plupart des professionnels s’accordent sur la ligne du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue : « Refuser des soins à une personne détenue souffrant d’infertilité serait discriminatoire. » Mais, concrètement, comment prouver l’infertilité ? « Dans le cas des hommes, un spermogramme permet de déterminer beaucoup de choses, dit un médecin. Pour une femme, c’est plus compliqué : quelle légitimité a-t-on pour mener des examens parfois lourds et peut-être inutiles sans savoir s’il y a le moindre risque de stérilité, la femme n’ayant au mieux fait l’amour que trois fois dans l’année ? »

    Arrivent ensuite les dilemmes éthiques et le fameux « intérêt de l’enfant », qui laisse une large place à la subjectivité des soignants. La dernière loi éthique de 2011 précise que la « cessation de la communauté de vie fait obstacle » à l’AMP. Mais la prison fait-elle cesser la vie commune ? « Pour toutes les demandes, dedans comme dehors, l’équipe médicale doit vérifier que le couple est bien un couple, qu’il a un vrai projet d’enfant. Il en va de notre responsabilité, dit le docteur Bujan, le président de la fédération des Cecos, les centres auxquels il revient, après bilan médical et psy, d’accepter ou non l’intervention. Si le père est en prison pour trente ans, ça nous interroge. Les médecins travaillant en prison refusent catégoriquement que la nature du délit entre en ligne de compte dans les soins apportés aux détenus, mais on peut se demander si une condamnation pour violence ou délinquance sexuelle ne doit pas l’être dans sa demande d’AMP. » Cette question préoccupe tout particulièrement les pédopsychiatres du groupe de réflexion de l’Académie : « Il y a quand même un aspect psychologique important à être l’enfant d’un criminel… Et 30% des détenus sont des psychotiques sévères (1). Que dire des pédophiles ? »note Roger Henrion.
    Nés d’une mère incarcérée, les enfants seront élevés durant leurs dix-huit premiers mois entre les murs, puis séparés de leur mère. « Dans quelle mesure un médecin peut-il porter un jugement là-dessus ? s’interroge Pierre Jouannet, spécialiste de l’aide à la procréation (aujourd’hui retraité) et membre de l’Académie. Bien sûr que l’enfermement doit être pris en compte dans notre réflexion. Mais est-il rédhibitoire ? Il n’empêche pas forcément d’avoir une relation avec son père, c’est le cas de tous les enfants de prisonniers. L’éloignement avec un parent, c’est une situation qu’on peut rencontrer pour beaucoup d’autres raisons dans la vie. »
    Outrage à la pudeur au parloir

    La réflexion posée à l’Académie de médecine va plus loin : faut-il permettre l’AMP pour palier une « stérilité sociale » - non volontaire - provoquée par une décision de justice ? En 2010, l’Espagne a autorisé un couple de détenus basques séparés dans deux établissements éloignés, et donc interdits de contact physique, à recourir à la médecine. Mais en France, les lois bioéthiques précisent que pour accorder une AMP « le caractère pathologique de l’infertilité doit être médicalement diagnostiqué ».

    « Dans les années 70, alors que j’étais l’assistant de Georges David, créateur du premier Cecos au Kremlin-Bicêtre, se souvient Pierre Jouannet, n ous avons reçu la demande d’une femme de détenu - un braqueur célèbre condamné à une longue peine mais qui ne souffrait pas de stérilité. » Aucune loi ne réglementait la procréation médicalement assistée. L’équipe du professeur David se débrouille. « J’ai rencontré cet homme pour comprendre ses motivations. Nous n’avons vu aucun motif de nous opposer à sa demande. Le sperme a été recueilli en détention, transporté puis congelé au Cecos de Bicêtre et sa femme a eu un enfant. » Au fil des ans, les demandes de prisonniers de Fleury se sont multipliées dans les Cecos. « Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait une forme de tolérance de l’administration pénitentiaire envers nos AMP et j’y suis progressivement devenu très réticent. On faisait jouer un rôle ambigu à la médecine : permettre à l’administration de ne pas se poser la question de la sexualité de ses détenus. » En France, le droit à la sexualité des prisonniers n’existe pas. « Les relations dans les cellules ou les parloirs ne sont ni autorisées ni interdites, mais susceptibles de sanction pour "outrage à la pudeur" », rappelle François Bès, de l’Observatoire international des prisons (OIP).
    Une décision de la Cour européenne des droits de l’homme, en 2007, pose le principe d’un droit à la procréation en détention.Celle-ci a condamné le Royaume-Uni qui avait refusé à un détenu et à son épouse de 49 ans la possibilité de recourir à une AMP. « Mais la condamnation ne peut être transposée au cas français, prévient le juriste Daniel Borillo, professeur à l’université de Nanterre. Outre-Manche, l’aide à la procréation n’est pas soumise à un problème médical, et il n’existe pas dans ce pays de "chambres d’amour" en prison, un élément qui a été décisif pour la Cour européenne. »
    Le cas Yigal Amir en Israël
    En France, les prisons ont commencé à se doter d’Unités de vie familiale (UVF). Il s’agit de petits appartements aménagés au sein de l’établissement où les détenus peuvent - pour six, quarante-huit ou soixante-douze heures - passer du temps avec leur famille. La loi pénitentiaire de 2009, qui insiste sur l’importance du maintien des liens familiaux pour la réinsertion et donc la lutte contre la récidive, stipule le droit de tout détenu à bénéficier d’une UVF chaque trimestre. Un droit, cependant, tout à fait théorique : « Seule une dizaine d’établissements en abritent », explique Jean-Marie Delarue, le contrôleur des prisons. Et les permissions, qui relèvent parfois de l’arbitraire du chef d’établissement, ne tombent pas forcément lors des périodes d’ovulation… « Mais donner le droit à l’aide à la procréation pour les détenus qui ne souffre pas de troubles de la fertilité serait une discrimination à rebours, poursuit Jean-Marie Delarue. L’assistance médicale est inutilement compliquée et fait disparaître un peu facilement les obligations qui pèsent sur la pénitentiaire. Elle doit construire des lieux de rencontre familiaux, des parloirs interétablissement dans le cas des couples incarcérés, encourager les permissions de sortie. La normalité, c’est que chacun puisse avoir des relations sexuelles et procréer comme il le souhaite. »
    En 2006, Israël fut confronté à un cas hautement symbolique. Yigal Amir, l’assassin de Yitzhak Rabin, avait demandé à la Cour suprême de Tel-Aviv que sa compagne puisse être inséminée artificiellement. Classé détenu sous haute sécurité, Yigal Amir n’avait le droit à aucune permission ni rencontre privée avec son épouse. « Une société démocratique doit s’empêcher d’user de moyens antidémocratiques, y compris contre ceux qui ont commis l’acte antidémocratique ultime contre la société », plaida son avocat.

    L’administration pénitentiaire israélienne donna son feu vert au transfert de sperme. Et le gouvernement israélien permit finalement au criminel honni de sortir dix heures pour une rencontre intime avec sa femme. « Parties sur une approche de la paternité par le biais d’une AMP, les autorités israéliennes ont finalement permis qu’un enfant soit conçu naturellement, résume Pierre Jouannet. Faire un enfant sous une couette, même dans un UVF, plutôt que par l’intermédiaire d’un docteur et d’une éprouvette, c’est tout de même bien mieux. »
    (1) Les chiffres varient : de 35% à 42% des détenus souffriraient de troubles mentaux, selon une étude du ministère de la Santé de 2005. Mais 8% des entrants seraient psychotiques selon une étude de 2001.

    #prison #femme #AMP

    • ²bonjour nath excuse moi je voudrais savoir a qui doit on demander deja le droit si une administration penitentiaire n autorise pas un spermogramme et peux tu m aider en me disant quel loi autorise d ,aider les familles avec un homme incarcere a feconder un bebe par l aide medicale si bien sur sterilite
      c est urgent car j ai des souci avec mon mari et on voudrait realiser un spermogramme pour savoir deja si ca vient de moi ou de lui ou d aucun de nous deux merci d y repondre si tu peux