Mais comment opposer culture et technique ?
Postulons que la culture est
1. la production d’artefacts,
2. les artefacts eux-mêmes (l’art),
3. leur mémoire et sa transmission
afin de répondre à un besoin de lecture symbolique du monde. La technique serait la production d’artefacts et de systèmes afin de répondre à un besoin pratique d’amélioration de nos conditions de vie.
L’art, l’artisanat sont de nature technique puisque leur finalité est au départ d’ordre pratique : répondre (par un travail physique sur la matière) à un besoin (ajouter une valeur esthétique ou une dimension signifiante) à des objets, lieux, rites du quotidien. Ces artefacts n’atteindront d’ailleurs leur charge symbolique maximale qu’après être passés par le canal de la mémoire et de la transmission (j’oubliais : aujourd’hui aussi du marché) puisqu’ils seront alors unanimement reconnus comme éléments de culture.
Si, comme (l’ingénieur) Robert Musil (L’homme sans qualités, 1930-33), on voit les pensées et les entreprises humaines comme des démarches de concrétisation de possibilités (plutôt que des réalités, cf. : « wenn es Wirklichkeitssinn gibt, muss es auch Möglichkeitssinn geben »), technique et culture tendent toutes deux à réaliser le possible, elles innovent : je vais construire le plus grand pont du monde, je vais révolutionner la manière de représenter la lumière en peinture, ou, à la croisée des deux, je vais représenter la carte sensible d’un phénomène social particulier, etc. Cette perspective permet de s’exonérer de la valorisation arbitraire de ces productions (l’une serait bien, l’autre non, l’une serait mieux que l’autre), car autant dans la culture que dans la technique les humains cherchent, selon la même logique, à amender, embellir, rendre plus agréable, plus simple, plus vivable, etc. l’existant et leur existence.
Technique et culture sont donc difficilement dissociables et se conjuguent d’ailleurs dans la notion de civilisation.
Opposer culture et technique revient à dire que l’une ou l’autre aurait pu primer dans le passé. Une civilisation se serait plus ou moins construite selon une finalité d’utilité pratique ou d’utilité symbolique. C’est ce que Spengler (tu as raison, son spectre hante encore l’Europe) tentait de démontrer avec sa théorie du cours cyclique des cultures humaines qui voudrait que la culture occidentale périclite inexorablement dans sa phase finale faustienne, quand l’homme faustien, maître de la technique, cherche à être maître de sa vie.
(Théorie difficilement tenable quand on considère ne serait-ce que la nature artificielle, donc culturelle, du fantasme même de l’homme faustien.)
Or, de plus en plus aujourd’hui, il est question de la « fin de l’Occident », ou de l’Europe, ou de la civilisation chrétienne et cela fait écho aux anciens débats de la modernité sur l’opposition « technique+sciences dures optimiste » versus « esprit+sciences humaines pessimiste » (cf. C.P. Snow : Two Cultures (1959), beau sujet d’étude et de torture en cours de master d’histoire des sciences), débat qui a du mal à cacher sa préoccupation implicite, celle de la qualité potentiellement normative de l’un ou de l’autre. Donc : que disons-nous quand nous émettons cette crainte ?
Tout ça pour dire, Klaus, que la question que tu poses est super complexe et qu’il faudrait prévoir une semaine de discussions enflammées sous un vieux platane quelque part dans les Cévennes entre plusieurs curieuses et curieux de tous horizons pour espérer y voir plus clair.
N’est-il pas plus simple de se demander si le capitalisme se nourrit plus facilement des productions culturelles ou techniques et tend à favoriser l’une au détriment de l’autre ? Où l’on revient à Blanqui. Prévoir donc une semaine supplémentaire sous le vieux platane cévenol…