Lâuniversitaire new-yorkais dĂ©plore, dans un entretien au « Monde », lâutilisation du concept dâantisĂ©mitisme Ă des fins politiques dans le cadre de la guerre IsraĂ«l-Hamas.
Propos recueillis par Valentine Faure
Le juriste amĂ©ricain Kenneth Stern est directeur du Center for the Study of Hate de lâuniversitĂ© de Bard (New York) et auteur de The ConÂflict Over the ConÂflict : The Israel/âPalestine CamÂpus Debate (University of Toronto Press, 2020, non traduit). Il a Ă©tĂ© le principal rĂ©dacteur du texte sur la dĂ©finition de lâ#antisĂ©mitisme de lâAlliance internationale pour la mĂ©moire de lâHolocauste (IHRA), utilisĂ©e dans de nombreux pays, dont la France, oĂč elle a Ă©tĂ© adoptĂ©e en 2019 par lâAssemblĂ©e nationale en tant quâ« instrument dâorientation utile en matiĂšre dâĂ©ducation et de formation et afin de soutenir les autoritĂ©s judiciaires et rĂ©pressives dans les efforts quâelles dĂ©ploient pour dĂ©tecter et poursuivre les attaques antisĂ©mites ». Depuis plusieurs annĂ©es, il sâĂ©lĂšve contre le dĂ©tournement de cette dĂ©finition Ă des fins politiques, pour faire taire les propos critiques envers la politique du gouvernement israĂ©lien.
Vous avez Ă©tĂ© le principal rĂ©dacteur de la dĂ©finition de lâantisĂ©mitisme adoptĂ©e en 2016 par lâIHRA, une organisation intergouvernementale basĂ©e Ă Stockholm. Dans quel contexte est-elle nĂ©e ?
AprĂšs la deuxiĂšme Intifada [2000-2005], nous avons observĂ© une nette rĂ©surgence de lâantisĂ©mitisme en Europe. ChargĂ© de rĂ©diger un rapport, lâObservatoire europĂ©en des phĂ©nomĂšnes racistes et xĂ©nophobes [EUMC] a identifiĂ© un problĂšme : ceux qui collectaient les donnĂ©es dans diffĂ©rents pays dâEurope nâavaient pas de point de rĂ©fĂ©rence commun sur ce quâils devaient inclure ou exclure de leurs enquĂȘtes. Ils travaillaient avec une dĂ©finition temporaire qui dĂ©crivait lâantisĂ©mitisme comme une liste dâactes et de stĂ©rĂ©otypes sur les #juifs. Les attaques liĂ©es Ă #IsraĂ«l â lorsquâun juif est visĂ© en tant que reprĂ©sentant dâIsraĂ«l â Ă©taient exclues du champ de lâantisĂ©mitisme si lâagresseur nâadhĂ©rait pas Ă ces stĂ©rĂ©otypes.
En avril 2004, une Ă©cole juive de MontrĂ©al a Ă©tĂ© incendiĂ©e en rĂ©action Ă lâassassinat par IsraĂ«l dâun dirigeant du Hamas. Jâai profitĂ© de lâoccasion pour interpeller publiquement le directeur de lâEUMC sur le fait que, selon leur dĂ©finition temporaire, cet acte nâĂ©tait pas considĂ©rĂ© comme antisĂ©mite. LâAmerican Jewish Committee, oĂč jâĂ©tais expert en matiĂšre dâantisĂ©mitisme, a pris lâinitiative de travailler avec lâEUMC pour Ă©laborer une nouvelle dĂ©finition, dans le but principal dâaider les collecteurs de donnĂ©es Ă savoir ce quâil faut recenser, Ă travers les frontiĂšres et le temps. Le texte liste onze exemples contemporains dâantisĂ©mitisme, parmi lesquels « la nĂ©gation du droit du peuple juif Ă lâautodĂ©termination » et lâapplication dâun traitement inĂ©galitaire Ă IsraĂ«l, Ă qui lâon demande dâadopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigĂ©s dâune autre nation. Les exemples reflĂštent une corrĂ©lation entre ces types de discours et le niveau dâantisĂ©mitisme. Il ne sâagit cependant pas de dire quâil y a un lien de cause Ă effet, ou que toute personne tenant de tels propos devrait ĂȘtre qualifiĂ©e dâantisĂ©mite.
Aujourdâhui, vous regrettez lâusage qui a Ă©tĂ© fait de ce texte. Pourquoi ?
Depuis 2010, des groupes de la #droite_juive amĂ©ricaine ont tentĂ© de sâapproprier cette dĂ©finition, de la marier aux pouvoirs confĂ©rĂ©s par le Title VI (la loi de 1964 sur les droits civils, qui protĂšge contre la discrimination fondĂ©e sur la race, la couleur et lâorigine nationale) et de lâutiliser pour tenter de censurer les discours propalestiniens sur les campus. En 2019, Donald Trump a signĂ© un dĂ©cret exigeant que le gouvernement analyse les plaintes pour antisĂ©mitisme en tenant compte de cette dĂ©finition. Une violation du Title VI peut entraĂźner le retrait des fonds fĂ©dĂ©raux aux Ă©tablissements dâenseignement supĂ©rieur. Au moment de lâadoption de ce dĂ©cret, Jared Kushner, le gendre de Trump, a clairement indiquĂ© son objectif dans une tribune au New York Times : qualifier tout #antisionisme dâantisĂ©mitisme.
Or, notre dĂ©finition nâa pas Ă©tĂ© conçue comme un outil de rĂ©gulation de lâexpression. Sur les campus universitaires, les Ă©tudiants ont le droit absolu de ne pas ĂȘtre harcelĂ©s ou intimidĂ©s. Mais il est acceptable dâĂȘtre dĂ©rangĂ© par des idĂ©es. Nous ne voudrions pas que la dĂ©finition du #racisme utilisĂ©e sur les campus inclue lâopposition Ă la discrimination positive ou Ă Black Lives Matter, par exemple. LâuniversitĂ© est censĂ©e ĂȘtre un lieu oĂč les Ă©tudiants sont exposĂ©s Ă des idĂ©es, oĂč ils apprennent Ă nĂ©gocier avec la contradiction, etc. Nous devons ĂȘtre en mesure de rĂ©pondre et dâargumenter face Ă ces discours.
Lors de son tĂ©moignage au CongrĂšs sur lâantisĂ©mitisme, dans le contexte de manifestations propalestiniennes sur les campus amĂ©ricains, Ă la question de savoir si « appeler au gĂ©nocide des juifs violait le rĂšglement sur le harcĂšlement Ă Harvard », Claudine Gay, qui Ă©tait alors prĂ©sidente de cette universitĂ©, a rĂ©pondu que « cela peut, en fonction du contexte ». Comment comprendre cette rĂ©ponse ?
Les universitĂ©s, publiques comme privĂ©es, sont tenues de respecter le premier amendement, qui garantit la #libertĂ©_dâexpression. La distinction gĂ©nĂ©rale du premier amendement est la suivante. Je peux dire : « Je pense que tous les “X” devraient ĂȘtre tuĂ©s » ; je ne peux pas crier cela si je suis avec un groupe de skinheads brandissant des battes et quâil y a un « X » qui marche dans la rue Ă ce moment-lĂ . La situation doit prĂ©senter une urgence et un danger. Il y a une distinction fondamentale entre le fait dâĂȘtre intimidĂ©, harcelĂ©, discriminĂ©, et le fait dâentendre des propos profondĂ©ment dĂ©rangeants. David Duke [homme politique amĂ©ricain, nĂ©onazi, ancien leader du Ku Klux Klan] a Ă©tĂ© vilipendĂ©, mais pas sanctionnĂ©, lorsque, Ă©tudiant dans les annĂ©es 1970, il disait que les juifs devraient ĂȘtre exterminĂ©s et les Noirs renvoyĂ©s en Afrique, et quâil portait mĂȘme un uniforme nazi sur le campus. Sâil avait Ă©tĂ© renvoyĂ©, il serait devenu un martyr du premier amendement.
La suspension de certaines sections du groupe des Students for Justice in Palestine [qui sâest illustrĂ© depuis le 7 octobre 2023 par ses messages de soutien au Hamas] est profondĂ©ment troublante. Les Ă©tudiants doivent pouvoir exprimer des idĂ©es, si rĂ©pugnantes soient-elles. La distinction que jâutilise ne se situe pas entre les mots et lâacte, mais entre lâexpression (qui peut se faire par dâautres moyens que les mots) et le harcĂšlement, lâintimidation, les brimades et la discrimination, qui peuvent se faire par des mots Ă©galement â de vraies menaces, par exemple. En dâautres termes, oui, cela dĂ©pend du contexte. Claudine Gay [qui a dĂ©missionnĂ© depuis] avait donc raison dans sa rĂ©ponse, mĂȘme si elle sâest montrĂ©e sourde au climat politique.
Comment analysez-vous la dĂ©cision de la prĂ©sidente de Columbia, suivie par dâautres, dâenvoyer la police pour dĂ©loger les manifestants propalestiniens ?
La dĂ©cision de faire appel Ă la police aussi rapidement nâa fait quâenflammer la situation. Les campements ont probablement violĂ© les rĂšgles qui encadrent le droit de manifester sur le campus. Mais faire appel Ă la police pour arrĂȘter des Ă©tudiants devrait ĂȘtre, comme lorsquâun pays entre en guerre, la derniĂšre mesure prise par nĂ©cessitĂ©. Dâautres #campus qui connaissent des manifestations similaires ont abordĂ© le problĂšme diffĂ©remment, dĂ©clarant que, tant quâil nây a pas de violence ou de harcĂšlement, ils ne feront pas appel Ă la #police.
Vous parlez de « zone grise » de lâantisĂ©mitisme. Quâentendez-vous par lĂ ?
Dans sa forme la plus dangereuse, lâantisĂ©mitisme est une thĂ©orie du complot : les juifs sont considĂ©rĂ©s comme conspirant pour nuire aux non-juifs, ce qui permet dâexpliquer ce qui ne va pas dans le monde. Mais voici une question plus difficile : « OĂč se situe la limite entre la critique lĂ©gitime dâIsraĂ«l et lâantisĂ©mitisme ? » Cette question porte davantage sur notre besoin de dĂ©limitations que sur ce que nous voulons dĂ©limiter. Nous voulons simplifier ce qui est complexe, catĂ©goriser un propos et le condamner. LâantisĂ©mitisme, pour lâessentiel, ne fonctionne pas ainsi : on peut ĂȘtre « un peu » antisĂ©mite ou, plus prĂ©cisĂ©ment, avoir des opinions qui se situent dans la zone grise.
La question la plus Ă©pineuse Ă cet Ă©gard demeure celle de lâantisionisme.
Moi-mĂȘme sioniste convaincu, je souffre dâentendre dire quâIsraĂ«l ne devrait pas exister en tant quâEtat juif. Je comprends les arguments de ceux qui assurent quâune telle conception est antisĂ©mite : pourquoi les juifs devraient-ils se voir refuser le droit Ă lâautodĂ©termination dans leur patrie historique ? Mais lâopposition Ă lâidĂ©e dâun #Etat_juif est-elle intrinsĂšquement antisĂ©mite ? Imaginez un Palestinien dont la famille a Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e en 1948. Son opposition au sionisme est-elle due Ă une croyance en un complot juif ou au fait que la crĂ©ation dâIsraĂ«l lui a portĂ© prĂ©judice, Ă lui et Ă ses aspirations nationales ? Et si vous ĂȘtes une personne qui sâidentifie Ă la gauche et qui a dĂ©cidĂ© dâembrasser la cause palestinienne, est-ce parce que vous considĂ©rez que la dĂ©possession des #Palestiniens est injuste, parce que vous dĂ©testez les juifs et/ou que vous voyez le monde inondĂ© de conspirations juives, ou quelque chose entre les deux ?
Certains #Ă©tudiants juifs sionistes progressistes se plaignent dâĂȘtre exclus dâassociations (de groupes antiracistes et de victimes de violences sexuelles, par exemple) par des camarades de classe qui prĂ©tendent que les sionistes ne peuvent pas ĂȘtre progressistes. Or il y a eu de nombreuses annulations dâintervenants perçus comme conservateurs et nâayant rien Ă voir avec IsraĂ«l ou les juifs, comme Charles Murray [essayiste aux thĂšses controversĂ©es] ou Ann Coulter [polĂ©miste rĂ©publicaine]. Le militant sioniste est-il exclu parce quâil est juif ou parce quâil est considĂ©rĂ© comme conservateur ? Lâexclusion peut ĂȘtre une forme de maccarthysme, mais nâest pas nĂ©cessairement antisĂ©mite. A lâinverse, certaines organisations sionistes, sur les campus et en dehors, nâautorisent pas des groupes comme Breaking the Silence ou IfNotNow â considĂ©rĂ©s comme trop critiques Ă lâĂ©gard dâIsraĂ«l â Ă sâassocier avec elles.
La complexitĂ© du conflit israĂ©lo-palestinien, dites-vous, devrait en faire un exemple idĂ©al de la maniĂšre dâenseigner la pensĂ©e critique et de mener des discussions difficilesâŠ
Pensez Ă lâarticulation entre distorsion historique, antisionisme et antisĂ©mitisme. Le lien ancien entre les juifs et la terre dâIsraĂ«l est un fondement essentiel du sionisme pour la plupart des juifs. Est-ce une distorsion historique que dâignorer cette histoire, de considĂ©rer que le sionisme a commencĂ© dans les annĂ©es 1880 avec Herzl et lâ#immigration de juifs europĂ©ens fuyant lâantisĂ©mitisme et venant en Palestine, oĂč les Arabes â et non les juifs â Ă©taient majoritaires ? Sâagit-il dâantisĂ©mitisme, au mĂȘme titre que le dĂ©ni de la Shoah, lorsque les antisionistes font commencer cette histoire Ă un point diffĂ©rent de celui des sionistes, Ă la fin du XIXe siĂšcle, et omettent une histoire que de nombreux juifs considĂšrent comme fondamentale ? Un collĂšgue de Bard, qui sâinquiĂ©tait de voir les Ă©tudiants utiliser des termes tels que « #colonialisme_de_peuplement », « #gĂ©nocide », « sionisme », a dĂ©cidĂ© de mettre en place un cours qui approfondit chacun de ces termes. Je rĂ©serve le terme « #antisĂ©mite » aux cas les plus Ă©vidents. En fin de compte, la tentative de tracer des lignes claires ne fait quâobscurcir la conversation.