Si on parle de cachotteries je n’en sais rien… mais en tout cas le livre explique clairement que le groupe part d’étudiantes et d’étudiants. Et s’est formé suite à la répression d’un rassemblement contre la venue de l’armée sur le campus. En revanche illes indiquent clairement suivre la voie de la méthode d’enquête critique utilisée par PMO, et illes ont fait leur recherche sur le même domaine : l’histoire grenobloise puisque c’est de là qu’illes parlent.
Pour les étudiants conscientisés, le message envoyé par les instances universitaires est assez clair : « Lʼarmée, au même titre que les autres institutions dʼÉtat, est la bienvenue à la fac et dʼailleurs,nous collaborons volontiers avec elle. » Vers la fin de lʼaprès-midi, le bâtiment offre une brèche dans laquelle sʼengouffre le cortège étudiant et antimilitariste aux cris de « Frontex, dégage ! ». Dans la salle du colloque, la présentation sʼarrête,quelques apostrophes volent de part et dʼautre. Cinq minutes plus tard, une vingtaine de flics accompagnés des cowboys de la BAC prennent tout le monde par surprise et tapent à la volée les étudiants et étudiantes coincés dans la salle. Une sortie par une salle attenante permet de fuir lʼassaut policier, tout le monde court. Une manifestante se fait attraper et frapper au sol par la police. Elle finira sa journée à lʼhôpital, traumatisée plus que blessée par cette violence sauvage. Au total, quatre blessés légers sont à dénombrer du côté des manifestantes et des manifestants.
Cet évènement est lʼélément déclencheur de lʼécriture de ce livre. Fréquentant le campus depuis de nombreuses années, nous savions quʼil y avait des liens aussi bien historiques quʼéconomiques entre la fac et lʼarmée, mais nous en étions restés à des suppositions. […] La violence subie lors de la première manifestation dénonçant lʼassociation de lʼuniversité avec des institutions policières et militaires, ainsi que le silence méprisant dont a fait preuve la direction de la fac aux communiqués qui ont suivi le colloque, nous ont donné lʼélan pour fouiller et dénoncer les intrications entre la recherche, lʼuniversité, lʼarmée et le tissu industriel à Grenoble.
Comment caractériser ces liens ? Les historiens étasuniens, forts du contexte national de la Guerre froide et des politiques publiques en matière dʼarmement, ont été les premiers à parler de « complexe militaro-industriel6 ». Le terme connut un énorme succès aux États-Unis et fut complété dʼun troisième terme dans les années 1970 : cʼest le complexe scientifico-militaro-industriel. En France, des auteurs et autrices comme Roger Godement ou Andrée Michel en popularisèrent lʼuti-lisation7. Préférant les allégories aux sigles barbares dont ce petit livre est déjà bien truffé, nous utiliserons lʼexpression « Triangle de Fer »*, développée dans le livre The Valley8, qui désigne les liens quʼentretenaient dans la Silicon Valley des années 1930 lʼUniversité de Stanford, lʼUS Army et les proto-start-up comme Hewlett-Packard, pour lʼappliquer au cas français actuel.
Le Triangle de Fer, est structuré autour de trois acteurs : lʼarmée, les industriels et lʼUniversité (au sens large : facultés, écoles dʼingénieurs, recherche publique et enseignement public supérieur). Dans ce livre, nous nous attacherons à montrer les relations entre université et armée, et université et industrie dans la région grenobloise. […]
Quʼon se le dise : aucune révélation top secrète, aucun plan confidentiel dʼun complot militaire, aucun tuyau dʼune source anonyme nʼapparaîtront dans ce livre. Contrairement à lʼépoque de Roger Godement – qui, pour parvenir à un résultat fourni, devait compiler informations livresques souvent en anglais, sources officieuses du sérail militaire, et articles tirés de revues obscures – aujourdʼhui rien nʼest plus simple que de se les procurer. Malgré les secrets dʼÉtat et la discrétion des labos, une partie des informations est accessible au commun des mortels : articles de journaux locaux ou nationaux, sites internet, livres, déclarations radio ou télé, thèses accessibles en ligne... Ils se vantent, ils se répandent en propagande, on en profite ! Pas besoin du chapeau de détective ou de la carte de presse du journaliste dʼinvestigation : un peu de curiosité et de perspicacité suffisent à révéler les histoires et détricoter le fil des servitudes entre organismes, financements et responsabilités. Même sʼil est vrai que la carte de presse dʼun journaliste nous aurait, sans doute, permis de fouiner plus profondément, lʼessentiel a été fait.
Cette façon de travailler, nous lʼempruntons à lʼ« enquête critique », une méthode initiée par le site Pièces et main dʼœuvre et utilisée par des collectifs de militants depuis pas mal dʼannées dans la région grenobloise. À chaque information collectée, à chaque paragraphe écrit, nous revenions à nos questions de base : Qui commande ? Dans quelle structure ? Avec quels moyens financiers ? Quels moyens matériels ? Quelles forces politiques ? Dans quels buts ? Avec quels soutiens ?Toutefois, ne souhaitant pas reproduire la séparation disciplinaire que lʼon apprend à la fac, ce texte est à la fois un récit de la technopole grenobloise, une critique sociale du désastre, un tract politique véhément contre la recherche scientifique et une réflexion philosophique sur ses conséquences. Nous resterons à un niveau local, celui que nous connaissons le mieux,sans pour autant cesser de faire des va-et-vient avec les enjeux globaux. Car nous partons du présupposé que lʼimplantation du Triangle de Fer est partout présente dans les pays industrialisés. Que la ville de Grenoble soit certifiée « ville verte,propre, apaisée et solidaire » (on en passe) ne change rien à la prégnance du système dans nos vallées, bien au contraire ! Mais sʼil vous prenait lʼenvie de faire de même dans votre ville,il est probable que vous y découvririez le même style de petites pépites.
Ce travail doit beaucoup aux militants techno-critiques de la région grenobloise et à leur lutte contre les « nécrotech-nologies » (nano et biotechnologies, biologie de synthèse, interactions homme-machine, etc.), et aux travaux de fond quʼils et elles ont mené sur la technopole grenobloise. Nous espérons que la critique produite dans ce livre soit féconde à Grenoble ou ailleurs. En débats quʼelle soulèvera peut-être ; en initiatives du même genre dans dʼautre villes, sur dʼautres campus, par des étudiants et des étudiantes ne se laissant pas duper par les consensus faux et mous de leur directeur et de ses ouailles ; et surtout féconde en combats face à un pouvoir qui montre les crocs contre sa population et tue sans vergogne dans bien des régions du monde. Parce que lʼaction de la cri-tique reste et restera avant tout la critique en action, il nous faudra, nous, vous, servir du texte, de la méthode, pour demander des comptes en haut, et peut-être nous organiser pour que les choses changent, à Grenoble et dans les autres facs. La lutte ne fait que recommencer !