« Incompétence des “juges”, absence d’indépendance réelle : les entorses du Conseil constitutionnel à la démocratie »
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Le fait que nous nous soyons habitués à vivre au rythme des décisions du Conseil constitutionnel (un rythme qui s’est pris avec les lois adoptées pendant la pandémie de Covid-19, prolongé par l’épisode des retraites, et aujourd’hui la #loi_sur_l’immigration) ne signifie pas que celui-ci soit digne de la mission qui lui est confiée : protéger les #droits et #libertés garantis par la #Constitution.
Avant qu’il rende sa décision sur le projet de loi « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » adopté par le Parlement le 19 décembre 2023, il importe de rappeler que des entorses de principe à la démocratie résultent de la composition et du fonctionnement du Conseil constitutionnel : partialité et incompétences des « juges », absence d’indépendance réelle vis-à-vis des pouvoirs qu’il contrôle, graves insuffisances dans la rédaction de ses décisions.
Ces critiques ont déjà été portées, mais le constat demeure. Une affaire nous en donne l’occasion. La situation du Conseil se trouve actuellement examinée par un comité des Nations unies, le comité d’Aarhus, dont la mission est de suivre l’application de la convention du même nom. Cette convention porte notamment sur la question de l’accès à la justice à des fins de protection de l’environnement. Ce sont les trois associations France Nature Environnement, La Sphinx et Greenpeace France qui ont porté l’incurie du Conseil constitutionnel devant cette instance.
Celui-ci avait en effet rendu une décision le 1er avril 2022 à propos de la loi portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (loi ELAN) sur une question prioritaire de constitutionnalité posée par l’association La Sphinx (décision n° 2022-986 #QPC). Le Conseil confirma alors la constitutionnalité de la disposition qui privait les associations de la possibilité d’exercer un recours contre les permis de construire, dès lors qu’elles étaient constituées depuis moins d’un an.
Règles de procédure inadéquates
Parmi les griefs adressés par les trois associations au Conseil constitutionnel devant le comité onusien figurent les conditions dans lesquelles il a rendu sa décision du 1er avril 2022 : est ainsi mise en avant l’absence d’impartialité de la cour, une absence aggravée par des règles de procédure inadéquates et une forme de dépendance aux pouvoirs contrôlés.
A ce sujet, nous avons formulé des observations devant le comité onusien, car nous sommes conscients de l’impérieuse nécessité démocratique de mettre un terme aux pratiques du Conseil constitutionnel, contraires aux standards d’une justice équitable, indépendante et impartiale. Cette occasion est importante, il ne faut pas la manquer.
Nous avons d’abord fait observer que la plupart des neuf membres qui composent cette cour constitutionnelle sont d’anciennes personnalités politiques (premiers ministres, ministres ou parlementaires). Cette situation est quasiment inédite dans le monde. Le plus souvent, ces personnalités ont été concernées comme politiques par les textes législatifs qu’ils « jugent » ensuite au Conseil constitutionnel. C’était le cas dans l’affaire « La Sphinx », puisque deux anciens ministres, Jacques Mézard et Jacqueline Gourault, étaient concernés par la loi en cause et ont participé au jugement.
Dans le cadre de ses fonctions antérieures, Jacques Mézard a été chargé de la déclaration relative à la loi contestée (une loi dont le gouvernement avait pris l’initiative) devant l’Assemblée nationale le 3 octobre 2018, déclaration à l’issue de laquelle il indique que « la loi ELAN va pouvoir devenir une réalité et je le crois améliorer le quotidien des Français, de tous les Français sur l’ensemble du territoire de la République ».
Dans le cadre de ses fonctions gouvernementales, Jacqueline Gourault a eu la charge toute spécifique de rédiger la circulaire d’application de la loi contestée (circulaire du 21 décembre 2018), dont le contenu ne laisse pas de doute sur l’accord de son auteur avec le dispositif contesté : l’article 80 de la loi, indique la circulaire, « vise à sécuriser les autorisations de construire, accélérer les délais de jugement et mieux sanctionner les recours abusifs ».
Jacques Mézard et Jacqueline Gourault ont ainsi tous deux exprimé une pensée en accord avec la loi contestée, mais, surtout, en ont défendu le principe dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions antérieures à celles de juges, et alors qu’ils n’étaient ni l’un ni l’autre soumis à des exigences d’indépendance et d’impartialité : l’un a défendu la loi devant l’Assemblée nationale qui devait voter la loi, et l’autre l’a défendue auprès des administrations qui devaient l’appliquer.
Il s’agit là d’une situation de #partialité incompatible avec les standards de l’organisation de la justice en pays démocratique. Ces standards sont le fruit de l’histoire de la justice et de la démocratie et ont été également formulés par la Cour européenne des droits de l’homme. Pourtant, il existe un mécanisme destiné à l’éviter, celui du #déport, par lequel quelqu’un ne participe pas au jugement parce qu’il se trouve dans une situation « objective » de partialité. Mais la pratique du déport au sein du Conseil reste insuffisante, et cette affaire le rappelle.
Obligation de quorum
Nous avons également fait valoir que la composition problématique du Conseil constitutionnel était aggravée par certaines règles de procédure à suivre. Est d’abord visée l’obligation de quorum, une règle applicable à toute juridiction : pour juger valablement, sept au moins des neuf membres doivent être présents. Mais le nombre de personnalités susceptibles d’être en situation objective de conflit d’intérêts vis-à-vis de la loi jugée est fréquemment supérieur à deux.
Cela fait que le Conseil est conduit à juger à six ou à cinq, ce qui n’est pas souhaitable pour un pays tel que le nôtre. Dans cette situation par exemple, la cour constitutionnelle d’Allemagne n’a tout simplement pas le droit de juger. Le Conseil français, lui, invoque l’idée de « force majeure », la vidant complètement de son sens puisque, en droit, la force majeure correspond à un événement imprévisible et irrésistible .
Une autre règle de procédure, enfin, a spécifiquement posé problème dans cette affaire. Jacqueline Gourault est entrée en Conseil constitutionnel, et a participé à la décision du 1er avril 2022, après que le délai dont disposait La Sphinx pour demander la récusation de l’un des membres du Conseil constitutionnel avait expiré.
Autrement dit, il n’était plus possible de demander que Jacqueline Gourault ne participe pas au jugement pour cause de situation de partialité, tout simplement parce qu’elle a intégré le Conseil alors que l’affaire était déjà en cours. Là encore, il y a une contrariété aux principes élémentaires de la justice, et la situation est systémique au Conseil constitutionnel.
Tout le long de nos observations, nous avons donc essayé de montrer que ces manquements aux standards du fonctionnement des juridictions ne sont pas, hélas, le fait de la décision du 1er avril 2022, mais participent de la structure même de notre Conseil constitutionnel, une situation qui ne fait pas honneur à la prétention française à être leader dans le domaine des institutions démocratiques et de l’Etat de droit.
Lauréline Fontaine est professeure de droit public à l’université Sorbonne-Nouvelle, autrice de La Constitution maltraitée (Ed. Amsterdam, 2023) ; Thomas Perroud est professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas (Cersa CNRS) ; Dominique Rousseau est professeur émérite de droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.