Des croisements anciens entre Polynésiens et Amérindiens mis en évidence par la génétique
Des analyses ADN confortent l’hypothèse de l’anthropologue Thor Heyerdahl. Mais on ignore si des Amérindiens ont débarqué en Polynésie, ou si ce sont les Polynésiens qui ont « découvert » l’Amérique avant Christophe Colomb.
Par Hervé Morin Publié, lemonde.fr, mercredi 8 juillet 2020
En 1937, le jeune anthropologue norvégien Thor Heyerdahl et sa femme Liv débarquent à Fatu Hiva, une île des Marquises, pour leur voyage de noces. Le séjour du couple de Robinson se prolonge. Heyerdahl est fasciné par des légendes locales, selon lesquelles les occupants de l’île seraient venus du Soleil-Levant. Dix ans plus tard, il s’embarque depuis le Pérou sur un radeau de balsa, pour prouver qu’un tel voyage d’est en ouest est possible. Le 7 août 1947, après cent un jours de mer, lui et ses cinq coéquipiers s’échouent sur un atoll des Tuamotu, au terme de 7 000 km d’une navigation mouvementée, apportant une éclatante démonstration de la faisabilité d’une telle dérive.
L’odyssée du Kon-Tiki deviendra mythique dans le grand public, mais jusqu’à ce jour, les cercles académiques continuent de débattre avec fièvre de l’hypothèse d’Heyerdahl. La théorie dominante étant que le Pacifique a progressivement été exploré et colonisé depuis l’Asie, par les « nomades de la mer » de la civilisation Lapita, sur une période courant de 1 500 avant J.-C. à la fin du XIVe siècle.
Sans nier la prépondérance de cette ruée maritime vers l’est, une étude, publiée le 9 juillet dans Nature, appuie l’intuition initiale d’Heyerdahl. Elle compare les génomes de 807 individus issus de 17 îles du Pacifique et de 15 groupes amérindiens de la côte du Pacifique. Alexander Ioannidis, postdoctorant à l’université de Stanford, et ses collègues, mettent en évidence des croisements qui seraient survenus vers 1 200 après J.-C. entre Polynésiens et Améridiens, à une époque où les premiers étaient en pleine exploration des derniers confettis du Pacifique.
Génétique, linguistique et botanique
Heyerdahl aurait-il vu juste ? « Nous ne pouvons pas dire si les Polynésiens ont atteint les Amériques et sont repartis (avec une certaine ascendance amérindienne), ou si les Amérindiens se sont rendus en Polynésie, comme le croyait Heyerdahl, mais nous pouvons confirmer qu’il y a eu contact, comme il le pensait, répond Alexander Ioannidis. Cela signifie que les influences culturelles des Amérindiens ont pu se propager dans la lointaine Polynésie, comme le théorisait Heyerdahl. »
L’analyse génétique conforte des indices d’une autre nature, qui mêlent linguistique et botanique. « D’autres chercheurs avaient noté que la patate douce, dont nous savons qu’elle était originaire des Amériques et qu’elle y était largement utilisée comme culture, est arrivée en Polynésie des siècles avant que les marins européens n’atteignent le Pacifique, rappelle Alexander Ioannidis. En outre, le nom de la patate douce, dans de nombreuses langues polynésiennes, kumara, ressemble au nom autochtone utilisé pour la désigner dans certaines langues du nord-ouest de l’Amérique du Sud. »
N’est-il pas trop beau pour être vrai que le signal le plus fort d’un héritage génétique d’origine amérindienne – provenant des Zenu de Colombie – pointe vers Fatu Hiva, vers 1150 après J.-C., là même où Heyerdhal a été happé par les légendes insulaires ? « Ce n’est pas une coïncidence totale, puisque cette île a été incluse dans notre base de données en partie à cause de ces légendes, répond Alexander Ioannidis. Nous avons trouvé un signe de contact sur Fatu Hiva, là où nous avons cherché, mais il y a beaucoup d’autres îles des Marquises et des Tuamotu qui ne figurent pas dans notre base de données, si bien que nous ne pouvons donc pas dire avec certitude où le contact a eu lieu précisément. »
La « marge d’approximation » de la génétique
L’étude de Nature évoque la « possibilité intrigante » que les Amérindiens aient été les premiers à s’installer à Fatu Hiva, et que des navigateurs venus de l’ouest soient arrivés en second lieu. Mais l’alternative a la préférence d’Alexander Ioannidis : « Je pense qu’il est plus probable que des Polynésiens aient atteint les Amériques, étant donné leur technologie de voyage et leur capacité démontrée à parcourir des milliers de milles en haute mer, ce qu’ils faisaient avec succès, à cette époque, à la recherche de nouveaux territoires insulaires. » Un voyage de cette nature a été recréé en 1976 par l’expédition, d’Hawaï à Tahiti, du Hokulea, un bateau polynésien traditionnel, bien plus manœuvrant qu’un radeau de balsa.
« Il est également possible que certains Amérindiens, qui disposaient de bateaux empruntant la route commerciale côtière de l’Equateur-Colombie vers la Méso-Amérique, aient dérivé dans l’océan Pacifique et, portés par les courants équatoriaux, aient atteint les Tuamotu, convient Alexander Ioannidis. C’est exactement là qu’Heyerdahl a débarqué lors de son voyage de dérive reconstitué avec le Kon-Tiki depuis l’Amérique du Sud. » Mais l’hypothèse d’une découverte précolombienne des Amériques par d’aventureux Polynésiens reste pour lui plus convaincante.
« Le sujet est vraiment fascinant ! », commente Vincent Lebot (Cirad) qui, en 2013, avait dirigé une étude génétique sur la diffusion de la patate douce dans le Pacifique, laquelle appuyait déjà fortement l’hypothèse de transferts du tubercule depuis l’Amérique du Sud (région du Pérou et de l’Equateur) vers la Polynésie. Il estime que la méthodologie et les marqueurs génétiques décrits dans Nature sont « suffisamment solides pour révéler des échanges entre deux populations qui étaient, à cette époque, suffisamment distantes génétiquement. » Lui aussi penche pour l’hypothèse d’un aller-retour de Polynésiens en Amérique, qui « auraient ramené avec eux des femmes ou des marins amérindiens ». Il note cependant que la génétique laisse « une marge d’approximation » concernant la datation de ces échanges, et salue le fait que les auteurs eux-mêmes mentionnent les limites de leur modèle.
Héritage génétique indéchiffrable
Jusqu’alors, l’hypothèse d’une origine amérindienne des Polynésiens avait été essentiellement testée sur les habitants de l’île de Pâques (les Rapa Nui), précisément parce qu’elle est la plus proche du continent américain (3 525 km des côtes chiliennes, tout de même), et distante de plus de 2 000 km de Pitcairn, la première île habitée vers l’ouest. L’héritage génétique de ses habitants était particulièrement indéchiffrable, du fait d’échanges, au XIXe siècle, avec des navigateurs d’origines européenne et amérindienne (peuples chiliens précolombiens). Les analyses ADN apportaient des résultats contradictoires sur une influence amérindienne antérieure.
Une indécision tranchée par l’étude de Nature : « La composante amérindienne préhistorique sur Rapa Nui, sur laquelle tant de recherches ont porté, est probablement issue d’un événement de contact non pas sur Rapa Nui, mais quelque part en amont dans le processus de colonisation polynésienne des îles du Pacifique », y lit-on. L’arrivée d’ADN amérindien sur l’île de Pâques est datée de 1380.
Combien d’individus ont-ils été impliqués dans ces croisements dont la trace génétique ténue s’est conservée et diffusée si largement dans l’immensité du Pacifique ? « Nous ne pouvons pas le dire, mais nous pouvons dire que l’ascendance amérindienne sur les différentes îles étudiées a été héritée des mêmes ancêtres, répond Alexander Ioannidis. Tous les ancêtres amérindiens préeuropéens proviennent également de la même région du nord de l’Amérique du Sud et datent d’à peu près la même époque. Cela nous amène à penser qu’une seule expédition a permis d’apporter ces ancêtres sur une île de la Polynésie orientale. Puis, lorsque les dernières îles polynésiennes éloignées ont été colonisées (comme l’île de Pâques), cette trace ancestrale a été portée vers ces nouveaux territoires avec les nouveaux colons, dans leur ADN désormais combiné. »
« La nouvelle étude de Ionnidis et al. est passionnante et les résultats sont très convaincants, estime le paléogénéticien Lars Fehren-Schmitz (Université de Californie, à Santa Cruz), qui avait pourtant publié, en 2017, une étude excluant tout apport génétique amérindien avant l’arrivée des Européens sur l’île de Pâques. L’idée de déplacer l’attention de Rapa Nui vers d’autres communautés de Polynésie orientale me paraît logique, étant donné que même l’expérience de Thor Heyerdahl ne l’a pas conduit à Rapa Nui. Je suis particulièrement enthousiaste quant à leur hypothèse selon laquelle un flux génétique pourrait provenir de groupes vivant dans le nord de l’Amérique du Sud-Amérique centrale. »
Pour lui, la preuve la plus convaincante de l’ascendance amérindienne chez des individus des communautés insulaires viendra, in fine, de l’analyse d’ADN ancien prélevé sur des squelettes datant de l’époque préeuropéenne. « Mais c’est aux communautés de ces îles de décider si cette question les intéresse », conclut-il.
Hervé Morin
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