• Lille - MEL : Damien Castelain, président de la Métropole Européenne de Lille, veut augmenter ses indemnités de 40%
    https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/nord-0/lille-metropole/damien-castelain-president-mel-va-augmenter-ses-indemni

    Damien Castelain entame son second mandat à la présidence de la MEL. Lors du prochain conseil communautaire, les 188 élus vont voter plusieurs délibérations, dont celle concernant les indemnités des élus. Celle du président devrait augmenter de 40% par rapport au mandat précédent.

    C’est un document que les 188 conseillers communautaires ont reçu mercredi 15 juillet, aux alentours de 21 heures. Un pavé contenant 4000 pages de délibérations qui seront soumises au vote lors du premier conseil communautaire de la MEL, au lendemain de l’élection de son président, Damien Castelain, élu à la MEL haut la main jeudi 9 juillet dernier avec près de 68% des suffrages.

    Parmi les très nombreuses délibérations à l’ordre du jour, l’une d’entre elles retient l’attention. Il s’agit du projet de délibération 20 C 0010. Derrière ce code, les élus communautaires vont voter pour ou contre la répartition des indemnités de fonctions des élus, dont celles du président de la MEL et de ses vice-présidents. C’est ainsi qu’on découvre que l’indemnité de Damien Castelain devrait augmenter de… 40% pour le mandat 2020-2026, par rapport au mandat qui vient de s’achever.

    + 40% d’indemnités pour le président de la MEL
    Pour comprendre, il faut s’accrocher et éplucher ce qu’on appelle le CGCD, le Code Général des Collectivités Territoriales. Pour faire simple, un budget est alloué à la MEL pour indemniser les 188 élus communautaires. Cette enveloppe budgétaire est calculée en fonction du nombre d’élus et au regard de l’indice brut de la fonction publique. Ainsi, pour le mandat 2014-2020, le budget mensuel pour les indemnités des élus de la MEL s’élevait à 221 053 euros. Pour le mandat 2020-2026, le budget proposé, légèrement supérieur, s’élève à 243 465 euros par mois.

    Au regard de la délibération concernant les indemnités proposée au vote, la nouvelle manière de dispatcher l’argent entre les élus profite essentiellement au président de la MEL et aux 20 vice-présidents. En effet, l’indemnité de Damien Castelain serait ainsi augmenté de 40% par rapport à la mandature précédente, passant de 5 612 euros brut à 7 895 euros, grâce à une loi promulguée permettant d’augmenter de 40% l’indemnité des grands élus locaux. Les 20 vice-présidents verraient leur indemnité passer de 1761,15 euros brut à 2 650 euros, soit une augmentation de 50% par rapport à l’indemnité de la mandature 2014-2020. Face à eux, les conseillers métropolitains perdraient quant à eux 8 euros brut par mois. Tout un symbole.

    Plafond atteint
    Pour appréhender cette augmentation, il faut prendre en compte la nouvelle loi promulguée dans le cadre de la loi des Finances 2018 permettant d’augmenter jusqu’à 40% les grands élus locaux (maires de villes de plus de 100 000 habitants, présidents de Région, président de Métropole etc). Cette loi, proposée par un groupe de sénateurs Les Républicains, a été reprise par Gérald Darmanin –alors ministre de l’action et des comptes publics- avec pour justification de vouloir aligner la rémunération des grands élus locaux sur celle de la haute fonction publique et de compenser la fin du cumul des mandats. Une loi qui ne coûte en réalité rien au contribuable, car l’augmentation de 40% accordée au président de la MEL ne peut conduire à dépasser l’enveloppe maximale allouée pour les indemnités de tous les élus (vice-présidents, conseillers communautaires etc.)

    Ainsi, si l’indemnité du président est augmentée, d’autres indemnités sont donc rabaissées. Comme le rappelle Le Monde, cette revalorisation n’est pas obligatoire et les 40 % représentent une augmentation indicative et constitue un plafond à ne pas dépasser. Pauline Ségard, conseillère métropolitaine et anciennement candidate à la présidence de la MEL, nous explique que son groupe Métropole Écologiste, Citoyenne et Solidaire va déposer des amendements concernant cette délibération qui « alimente la défiance des citoyens à l’égard des personnes qui exercent le pouvoir. » De son côté, Rudy Elegeest également candidat à la présidence de la MEL nous indique que son groupe ne votera pas cette délibération, qualifiée de disproportionnée.

    Pourtant, en janvier 2018, Damien Castelain déclarait dans un article de la Voix du Nord avoir exclu de demander cette augmentation de 40% à son conseil communautaire, son cabinet expliquait alors au journal que « Damien Castelain a forgé son mandat sur le désendettement de la MEL et sur des efforts de gestion de dépenses de fonctionnement. » . . . . . . . .

    Pour rappel, Damien Castelain est visé par deux enquêtes judiciaires. Le parquet a récemment requis son renvoi devant le tribunal correctionnel pour « recel d’abus de confiance » :
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    https://www.anticor.org/2018/06/29/affaire-castelain-anticor-59-saisit-le-procureur-de-la-republique
    #Lille #MEL dont fait partie Monsieur #gérald_darmanin #damien_castelain #élus #vols #corruption #prévarication #élus #élus_locaux #Démocratie #Démocratie_locale #Farce #Communes #Métropoles #intercommunalités #Anticor #béton #spéculation_immobilière #grands_travaux_inutiles

  • L’élection des présidents dans les métropoles : la démocratie confisquée par les élus
    https://www.mediacites.fr/tribune/national/2020/07/13/lelection-des-presidents-dans-les-metropoles-la-democratie-confisquee-par-les-elus/?mc_cid=e250c5812d&mc_eid=6eb9734654

    Les désignations à huis-clos des présidents des intercommunalités ont consacré les mécanismes de confiscation de la démocratie locale par les élus à un point jamais atteint, estime Fabien Desage, maître de conférence en sciences politiques à l’Université de Lille.

    l y a près de 10 ans, avec David Guéranger, nous publiions un ouvrage consacré à l’histoire et au fonctionnement des intercommunalités en France, avec un titre volontairement interpellant : « La politique confisquée ». Loin d’être polémique, ce dernier soulignait, sur la base de recherches rigoureuses menées durant de nombreuses années selon les canons scientifiques en vigueur, combien les pouvoirs métropolitains en France s’étaient développés à l’abri des regards des citoyens, donnant lieu à des compromis entre élus locaux, à bonne distance des procédures démocratiques https://www.mediacites.fr/decryptage/lille/2018/06/29/les-intercommunalites-sont-des-prisons-dorees-pour-les-elus . Nous montrions que loin d’être provisoires, ces « consensus métropolitains » faisaient désormais partie de l’ADN de ces structures, partout en France, et qu’ils étaient souhaités si ce n’est désirés par des élus locaux s’accommodant fort bien de cette distance avec le peuple.

    Ces « consensus communautaires » ne sont pas le résultat d’accords sur les objectifs de l’action publique ou de la volonté de dépasser les « logiques politiciennes », mais en sont au contraire l’expression la plus pure. Ils traduisent l’autonomisation croissante des logiques d’action des représentations par rapport à l’élection. Au sein des intercommunalités, les élus municipaux à peine élu.es scellent ainsi des « pactes de non-agression » avec leurs adversaires d’hier, qui n’ont pour seule fin que de préserver leur pré-carré communaux et de leur permettre de négocier la répartition des ressources intercommunales à l’abri des regards.

    Une logique de consensus paralysante
    Ces ressources intercommunales sont pourtant colossales. Aujourd’hui, disons le sans ambages, les établissements intercommunaux concentrent l’essentiel des moyens d’investissement au niveau local, indispensables pour faire face aux défis de l’avenir, sur les plans social, sanitaire, économique et climatique. Mais les consensus entre élus, loin d’augmenter la capacité d’agir de ces instances, ont pour effet de les paralyser, de les empêcher de faire des choix qui soient autre chose que des plus petits dénominateurs communs. Des « non choix » en somme, à un moment où les arbitrages sont essentiels.

    Tout cela est fort bien démontré par tous les chercheurs qui s’intéressent à ces structures. Ainsi, aucune métropole, en dépit des nombreuses réformes de la loi NOTRe en passant par la loi MAPTAM , n’est parvenue à freiner la consommation des terres agricoles, à lutter contre la hausse de la pollution atmosphérique ou contre les logiques ségrégatives croissante au sein des espaces urbains. Autant de maux, qui menacent nos villes de grands périls. 

    Les désignations à huis-clos des présidents des métropoles cette dernière semaine ont consacré les mécanismes de confiscation de la démocratie locale par les élus, à un point jamais atteint. Jusqu’à l’indécent, dans un contexte où chacun se sentait obligé de proclamer qu’il ou elle avait tiré les leçons des échecs du « monde d’avant »…

    Farce tragique
    Ainsi de Martine Vassal ou de Patrick Ollier, réélus président.es de leurs métropoles respectives d’Aix-Marseille-Provence et du Grand-Paris, en dépit des évolutions électorales et, surtout, de leur délégitimation électorale évidente. Défaite à Marseille, Martine Vassal, la mal nommée, continue d’être « primus inter pares ». Pour être réélu.es, ces sortants ont noué des accords partisans incompréhensibles pour le quidam, qui contribueront, outre les accusations de collusion, à favoriser l’immobilisme de ces structures et leur incapacité à faire face aux défis essentiels de gouvernement des villes.

    Au sein de la métropole européenne de Lille, La 4ème du pays en importance, qui compte 1,2 million d’habitant.es, l’élection du président a tourné à la farce https://www.mediacites.fr/reportage/lille/2020/07/10/election-a-la-metropole-de-lille-on-prend-les-memes-et-on-recommence . Une farce tragique pour cette agglomération, la plus inégalitaire de France après… les agglomérations parisienne et marseillaise ! (d’après les travaux du collectif Degeyter https://www.mediacites.fr/interview/lille/2017/05/25/lille-une-agglomeration-toujours-plus-inegalitaire ). En dépit de sa mise en examen pour « trafic d’influence passif » et « complicité de favoritisme » dans l’affaire du grand stade, d’enquêtes en cours relatives à des abus de biens sociaux, le président sortant, maire de droite d’une petite commune de la MEL – a en effet été largement et facilement réélu à la tête de l’institution, avec le soutien du groupe des socialistes et apparentés (avec Martine Aubry à la manoeuvre https://www.mediacites.fr/enquete/lille/2020/07/06/presidence-de-la-mel-aubry-choisit-castelain-malgre-tout ), de plusieurs élus LR (dont le maire de Marcq-en-Baroeul https://www.mediacites.fr/enquete/lille/2020/06/30/apres-les-municipales-damien-castelain-en-pole-position-pour-la-metropole ) et le cortège des maires « sans étiquette » des communes périurbaines.

    Plus encore sans doute, c’est l’absence totale de débat https://www.mediacites.fr/tribune/national/2020/07/13/lelection-des-presidents-dans-les-metropoles-la-democratie-confisquee-par-les-elus/?mc_cid=e250c5812d&mc_eid=6eb9734654#annexe-1 lors de la campagne autour de la position pourtant préparée de longue date de Martine Aubry et des élus de son groupe qui interpelle et éclaire la vraie nature des compromis faustiens métropolitains. Certains observateurs se rassurent – à tort – en voyant dans le soutien des maires de Tourcoing et de Roubaix à un autre candidat le signe de la « fin du consensus ». C’est bien mal connaître le fonctionnement de ces instances que de le croire. 

    Faut-il rappeler que ces maires de droite de Tourcoing et de Roubaix ont été des soutiens directs du président Castelain et de la MEL durant le précédent mandat ? Qu’ils ont voté le choix de la location de longue durée du nouveau siège – le “Biotope” – récemment étrillé par la Chambre régionale des comptes, comme la quasi-unanimité des conseillers communautaires, avant de se rétracter pour une partie d’entre eux quand il était trop tard.

    Défaut de politique redistributive
    Comme toujours, dans cet espace en permanence « confiné » que constitue le conseil métropolitain, les opposants d’aujourd’hui seront les soutiens discrets de demain. Si d’aventure le président Castelain devait quitter ses fonctions forcé à le faire par la justice https://www.mediacites.fr/complement-denquete/lille/2017/08/01/damien-castelain-nechappera-pas-au-tribunal-pour-trafic-dinfluence-passif ce qui n’est pas improbable, on peut parier que les « contestataires » rentreront dans le rang et soutiendront la formation d’un exécutif consensuel élargi, qui leur permettrait de réassurer leur position, au détriment des intérêts des habitants de leurs communes.

    Parce qu’il faut le rappeler avec force : si les maires des grandes villes trouvent opportun de rallier la majorité de la MEL pour défendre le soutien de cette dernière à leurs « grands projets » contestés (à l’image de Saint-Sauveur pour Martine Aubry à Lille), c’est au détriment des intérêts d’une grande partie de leur population. Majoritairement peuplées par les classes populaires, Lille, Roubaix et Tourcoing sont les territoires dont les habitants perdent le plus à des compromis avec les élus des communes périurbaines et/ou privilégiées, qui empêchent toute politique réellement redistributive à l’échelle intercommunale qui tiendrait compte de ces inégalités et tenterait de les résorber.

    De la sorte, ces maires de grandes villes déjà si mal élus (moins de 15% des inscrits) nourrissent l’indifférence voire la défiance des citoyens à leur égard, à l’égard des institutions politiques, et creusent un peu plus la tombe de la démocratie locale, en même temps que la leur et que la nôtre…

    #Démocratie #Démocratie_locale #Farce #Communes #Métropoles #intercommunalités #consensus #ségrégation #terres_agricoles #pollution_atmosphérique #martine_aubry #Lille #Roubaix #Tourcoing #grands_projets #Saint-Sauveur #Loi_NOTRe #Loi_MAPTAM #Fabien_Desage

    Loies NOTRe et MAPTAM
    Les lois NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République, août 2015) et MAPTAM (Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles, janvier 2014) ont pour but de redéfinir et clarifier les compétences entre les différentes collectivités territoriales. Elles renforcent notamment le pouvoir des régions et des métropoles. 

    • 10 000 « esclaves » dans les usines de Leicester
      http://www.lessentiel.lu/fr/news/europe/story/10-000-esclaves-dans-les-usines-de-leicester-28304438

      La pandémie de coronavirus a mis en lumière les conditions de travail dans les ateliers textiles de Leicester, ville d’Angleterre. Une enquête va être ouverte.

      Jusqu’à 10 000 personnes sont employées dans des conditions proches de l’esclavage, dans les ateliers textiles de Leicester, une ville du centre de l’Angleterre, a affirmé lundi un député local. La ministre de l’Intérieur, Priti Patel, s’en est émue devant le Parlement lundi, dénonçant « ce fléau moderne » et son ministère a annoncé l’ouverture d’une enquête sur ces allégations par l’Agence nationale contre la criminalité (NCA), alors que, depuis quelques jours, les dénonciations publiques de la situation dans les usines de Leicester se multiplient.

      Une flambée de cas de coronavirus a poussé les autorités, fin juin, à prolonger d’au moins deux semaines le confinement dans cette ville industrielle des Midlands. Les ateliers de confection ont continué à fonctionner pendant le confinement et ils sont soupçonnés d’avoir joué un rôle dans la deuxième vague de contaminations. Ce qui a braqué les projecteurs sur les pratiques dans ces usines.

      Boohoo montrée du doigt
      Selon le député conservateur Andrew Brigden, interrogé par l’AFP, jusqu’à 10 000 personnes pourraient être employées pour un salaire de misère de 2 livres sterling de l’heure (environ 2,2 euros). Les victimes de ces pratiques sont « un mélange de gens du cru et de travailleurs immigrés, dont certains seraient en situation illégale, raison pour laquelle ils sont réduits en esclavage », a ajouté Andew Brigden. Labour Behind the Label, un groupe de défense des droits des travailleurs, a assuré dans un rapport que certaines usines fonctionnaient à plein régime pendant la crise, même quand un salarié avait été testé positif, alors qu’il était « inconcevable » qu’elles puissent respecter les mesures préconisées contre le virus, comme les gestes barrière.

      « Cela fait des années que circulent les allégations d’abus dans bon nombre de sociétés de Leicester », a souligné Dominique Muller, de Labour Behind the Label. Selon un récent rapport parlementaire, Leicester, une ville à forte diversité ethnique, compte un bon millier d’ateliers textiles. Labour Behind The Label accuse les marques comme Boohoo, spécialiste de la « Fast Fashion », de piétiner le droit du travail.

      #esclavage en #Angleterre #migrants #textile #Fast Fashion #confinement #covid-19 #coronavirus #contamination #travail #MissPap #PrettyLittleThing #Nasty_Gal

  • L’#écologie_municipale, ou la ville face à son histoire

    Les verts élus dans les grandes #villes doivent faire un #choix : se focaliser sur la qualité de vie de leurs administrés au risque de renforcer la #fracture entre #centres urbains et #périphéries, ou au contraire renouer avec les #territoires_fantômes que les #métropoles consomment et consument.

    Après le succès des candidatures et alliances écologistes dans certaines des plus grandes villes de France dimanche, une chose a très peu retenu l’attention des commentateurs politiques. C’est le paradoxe, au moins en apparence, d’une #métropolisation de l’écologie politique – le fait que les valeurs vertes semblent trouver dans les grands centres urbains leur principal lieu d’élection. Au lieu de s’interroger sur les motivations et les idéaux des personnes qui peuplent ces villes pour essayer d’y lire l’avenir, peut-être faut-il alors renverser la perspective et regarder l’objet même que constitue la #ville, sa réalité indissociablement écologique et politique.

    Au regard de l’#histoire, cette #urbanisation des #valeurs_vertes ne va pas du tout de soi. La ville a souvent été définie, en Europe au moins, par l’enveloppe protectrice des remparts qui tenait à distance les ennemis humains et non humains (animaux, maladies), et qui matérialisait la différence entre l’espace de la cité et son pourtour agraire et sauvage. En rassemblant les fonctions politiques, symboliques, sacerdotales, les villes engendrent des formes de socialité qui ont fasciné les grands penseurs de la modernisation. Saint-Simon, par exemple, voyait dans la commune médiévale italienne l’origine du développement matériel et moral propre à la #modernité. Durkheim, plus tard, faisait de la ville le prototype du milieu fait par et pour l’humain, le seul espace où pouvait se concrétiser le projet d’#autonomie.

    Aspirations urbaines

    Mais les villes sont également devenues, avec le processus d’#industrialisation, de gigantesques métabolismes matériels. L’explosion démographique des métropoles industrielles au XIXe siècle va de pair avec la concentration du travail, de l’énergie, et plus largement des flux de matière qui irriguent l’économie globale. Au cœur des transformations de la vie sociale, la ville est aussi au cœur de ses transformations matérielles : elle aspire d’immenses quantités de ressources, pour les relancer ensuite dans le commerce sous forme de marchandises. En laissant au passage les corps épuisés des travailleurs et des travailleuses, ainsi que des montagnes de déchets visibles ou invisibles, résidus non valorisés du processus productif.

    Ainsi la ville irradie le monde moderne de son prestige symbolique et culturel, mais elle tend aussi à déchirer le tissu des circularités écologiques. L’un ne va pas sans l’autre. Chaque ville, par définition, est tributaire de circuits d’approvisionnement qui alimentent ses fonctions productives, ou simplement qui la nourrissent et la débarrassent des contraintes spatiales. Chaque ville est entourée d’une périphérie fantôme qui l’accompagne comme son ombre, et qui est faite des #banlieues où vivent les exclus du #rêve_métropolitain, des champs cultivés et des sous-sols exploités. Chaque urbain mobilise malgré lui un espace où il ne vit pas, mais dont il vit.

    L’une des sources de la #sensibilité_écologique contemporaine se trouve justement dans la critique de l’avant-garde urbaine. Dans l’Angleterre victorienne, William Morris ou John Ruskin retournent à la #campagne pour démontrer qu’une relation organique au #sol est susceptible de régénérer la civilisation, sans pour autant compromettre les idéaux d’émancipation. Mais ils luttaient contre une tendance historique dont l’extraordinaire inertie a rapidement provoqué la disqualification de ces expériences. Surtout pour le #mouvement_ouvrier, qui avait en quelque sorte besoin des formes spécifiquement urbaines d’#aliénation pour construire la #solidarité_sociale en réponse.

    Si l’on replace dans cette séquence d’événements le phénomène d’urbanisation des attentes écologiques actuelles alors il y a de quoi s’interroger sur l’avenir. Deux trajectoires possibles peuvent s’esquisser, qui ont cela d’intéressant qu’elles sont à la fois absolument irréconciliables sur un plan idéologique et matériel, et quasiment impossibles à distinguer l’une de l’autre dans le discours des nouveaux édiles de la cité verte.

    Faire atterrir le #métabolisme_urbain

    D’un côté, on trouve le scénario d’une consolidation des #inégalités_sociales et spatiales à partir des valeurs vertes. Pour le dire de façon schématique, les grands pôles urbains poussent la #désindustrialisation jusqu’à son terme en éliminant les dernières nuisances et toxicités propres à la #ville_productive : elles se dotent de parcs, limitent les transports internes et créent des #aménités_paysagères (comme la réouverture de la Bièvre à Paris). C’est ce que la sociologie appelle la #gentrification_verte, dont #San_Francisco est le prototype parfois mis en avant par les prétendants écologistes aux grandes mairies. Au nom d’une amélioration difficilement critiquable de la qualité de vie, la ville des #parcs et #jardins, des boutiques bio, des #mobilités_douces et des loyers élevés court le risque d’accroître le #fossé qui la sépare des périphéries proches et lointaines, condamnées à supporter le #coût_écologique et social de ce mode de développement. #Paris est de ce point de vue caractéristique, puisque l’artifice administratif qui tient la commune à l’écart de sa banlieue est matérialisé par la plus spectaculaire infrastructure inégalitaire du pays, à savoir le #boulevard_périphérique.

    Mais si le vert peut conduire à consolider la #frontière entre l’intérieur et l’extérieur, et donc à faire de la qualité de vie un bien symbolique inégalement distribué, il peut aussi proposer de l’abolir – ou du moins de l’adoucir. Une réflexion s’est en effet engagée dans certaines municipalités sur le pacte qui lie les centres-villes aux espaces fantômes qu’elles consomment et consument. La #renégociation de la #complémentarité entre #ville et #campagne par la construction de #circuits_courts et de qualité, l’investissement dans des infrastructures de #transport_collectif sobres et égalitaires, le blocage de l’#artificialisation_des_sols et des grands projets immobiliers, tout cela peut contribuer à faire atterrir le #métabolisme_urbain. L’équation est évidemment très difficile à résoudre, car l’autorité municipale ne dispose pas entre ses mains de tous les leviers de décision. Mais il s’agit là d’un mouvement tout à fait singulier au regard de l’histoire, dans la mesure où il ne contribue plus à accroître la concentration du capital matériel et symbolique à l’intérieur de la cité par des dispositifs de #clôture et de #distinction, mais au contraire à alléger son emprise sur les #flux_écologiques.

    Le défi auquel font face les nouvelles villes vertes, ou qui prétendent l’être, peut donc se résumer assez simplement. Sont-elles en train de se confiner dans un espace déconnecté de son milieu au bénéfice d’une population qui fermera les yeux sur le sort de ses voisins, ou ont-elles engagé un processus de #décloisonnement_social et écologique ? L’enjeu est important pour notre avenir politique, car dans un cas on risque le divorce entre les aspirations vertes des centres-villes et la voix des différentes périphéries, des #ronds-points, des lointains extractifs, alors que dans l’autre, une fenêtre s’ouvre pour que convergent les intérêts de différents groupes sociaux dans leur recherche d’un #milieu_commun.

    https://www.liberation.fr/debats/2020/06/30/l-ecologie-municipale-ou-la-ville-face-a-son-histoire_1792880

    #verts #élections_municipales #France #inégalités_spatiales #mobilité_douce #coût_social ##décloisonnement_écologique

    via @isskein
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  • L’épidémie de Covid-19 plonge la Guyane dans une situation critique
    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/06/27/l-epidemie-de-covid-19-plonge-la-guyane-dans-une-situation-critique_6044384_

    « J’étais de garde le week-end des 13 et 14 juin, quand la vague est arrivée sur l’hôpital de Cayenne », relate le docteur LoÏc Epelboin, infectiologue à l’unité de maladies infectieuses et tropicales du centre hospitalier de Cayenne. « On a cru qu’on n’y arriverait pas. En quarante-huit heures, on est passé de 26 lits à plus de 70 lits dédiés aux patients Covid », explique-t-il. Pour faire face, d’autres services ont été mobilisés, et six patients ont été évacués vers les Antilles. Venu en Guyane en 2007 pour son internat, ce médecin métropolitain de 41 ans est resté sur le territoire, parce qu’il s’y « sentait plus utile qu’à Paris », où il a commencé ses études.
    « On a beau s’y être préparé, la situation est très tendue », résume l’infectiologue. Vendredi 26 juin, la Guyane cumulait 3 270 cas de Covid-19, soit un triplement en deux semaines, sur un territoire de 283 000 habitants. S’il y a eu six décès en sept jours, le taux de mortalité reste bas – dix décès au total – par rapport au nombre de cas. « On a bénéficié des premières études et des expériences de nos collègues de métropole », explique Loïc Epelboin. Dans une zone qui fait figure de désert médical (deux fois moins de généralistes que la moyenne nationale pour 100 000 habitants, trois fois et demie moins de spécialistes), les équipes se serrent les coudes. « De nombreux collègues d’autres services sont venus nous aider », témoigne M. Epelboin, qui évoque aussi les renforts de la réserve sanitaire, des médecins venus des Antilles et de l’Hexagone, ou attendus bientôt.

    #Covid-19#migrant#migration#france#guyane#antilles#metropolesante#reservesanitaire#personnelsoignant

  • Coronavirus : ce que les grandes épidémies disent de notre manière d’habiter le monde
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/21/ce-que-les-grandes-epidemies-disent-de-notre-maniere-d-habiter-le-monde_6040

    C’est une carte animée de la Chine qui donne le vertige. On y voit d’immenses flux de petits points verts se déplacer en étoile autour des métropoles : fondés sur les données de géolocalisation des téléphones portables, ces mouvements enregistrés pendant le Nouvel An chinois retracent les centaines de millions de voyages qui ont permis au coronavirus de conquérir la Chine depuis la ville de Wuhan. Au milieu du nuage de points verts, figurent nombre de petits points rouges – ce sont, précise le New York Times, les personnes infectées par le SARS-CoV-2.
    Le graphique suivant n’est guère plus rassurant : cette fois, les dizaines de milliers de points se dirigent vers Tokyo, Manille, Milan, Dubaï, Athènes, Buenos Aires, Islamabad, Los Angeles, Moscou, Singapour et Hongkong. En ce mois de janvier 2020, le New York Times recense 900 trajets par mois vers New York, 2 000 vers Sydney, 15 000 vers Banghok. Lorsque les vols au départ de Wuhan sont suspendus, fin janvier, il est déjà trop tard : les liaisons aériennes qui quadrillent le monde ont permis au virus de s’implanter sur tous les continents. « Dès la fin janvier, l’épidémie est présente dans plus de 30 villes et 26 pays », précise le quotidien.
    Pour l’immunologue Norbert Gualde, professeur à l’université de Bordeaux, ces graphiques illustrent à merveille le mécanisme des épidémies. « Ce n’est pas le virus, c’est l’homme qui fait l’épidémie, rappelle-t-il. Le virus est sédentaire : il n’a aucun moyen de locomotion. Pour se déplacer, il lui faut passer de corps en corps. C’est ce qu’exprime l’étymologie du mot épidémie : le terme est emprunté au latin médical “epidemia”, lui-même issu de la racine grecque “epidemos” – “epi”, qui circule, “demos”, dans le peuple. »

    #Covid-19#migrant#migration#santé#épidémie#circulations#santé#transports

    • La carte du New York Times aurait sans doute stupéfié les médecins qui, de la Renaissance au XIXe siècle, invoquaient au contraire la toute-puissance du « genius loci » (génie des lieux). « Ils croyaient fermement que l’apparition épidémique de certaines maladies était la conséquence des influences telluriques et cosmiques sur une région déterminée » , souligne l’historien de la médecine Mirko Drazen Grmek (1924-2000), en 1963, dans Les Annales. A l’époque, nul ne redoutait les épidémies mondiales : l’heure était au contraire à la recherche des « conditions géographiques et astrales » qui engendraient, dans chaque lieu, des maladies singulières.

      Cette tradition de la « topographie médicale » atteint son apogée au XVIIIe siècle avant de décliner à la fin du siècle suivant. Les découvertes de Louis Pasteur (1822-1895) et de Robert Koch (1843-1910) sur les micro-organismes pathogènes et leur contagion donnent le coup de grâce à une discipline qui souffre, selon Mirko Drazen Grmek, de son « caractère trop général » et de ses « synthèses précipitées » . Dès la fin du XIXe siècle, l’hygiéniste américain John Shaw Billings (1838-1913) n’hésite d’ailleurs pas à moquer ses confrères : il compare leur simplisme et leur naïveté à celle de chimistes qui voudraient analyser la composition d’un rat en le mettant tout entier dans un vase d’expérience.

      « Un passager clandestin planétaire »

      Le Covid-19 montre en effet que si les maladies contagieuses apparaissent plus aisément sous certains cieux, elles restent rarement prisonnières des « topographies médicales » imaginées aux XVIIe et XVIIIe siècles. Comme ses prédécesseurs, le SARS-CoV-2 s’est promené dans le vaste monde au gré des voyages des hommes : il est monté avec eux dans les trains, a emprunté des vols long-courriers, a séjourné dans des bateaux de croisière, a pris des autobus de banlieue. Le coronavirus est un « passager clandestin planétaire » qui suit pas à pas nos déplacements, résume le géographe Michel Lussault : comme toutes les épidémies, il raconte les allées et venues des hommes.

      Née en Chine, la « peste noire » met ainsi plus d’une quinzaine d’années, au Moyen Age, pour atteindre l’Europe. Apparu au début des années 1330, le mal emprunte, au rythme des déplacements humains, les routes commerciales entre l’Asie et l’Europe jusqu’à Caffa, un comptoir génois de Crimée où se joue le « futur drame de l’Occident » , notent Stéphane Barry et Nobert Gualde dans La Peste noire dans l’Occident chrétien et musulman (Ausonius, 2007). En 1345-1346, un chef militaire qui assiège la ville jette par-dessus l’enceinte des cadavres pestiférés. « Si certains historiens s’interrogent sur la véracité de cet événement, il est certain qu’une terrible épidémie éclate parmi la population. » En 1346, plusieurs navires partis de Caffa répandent alors la peste dans toute l’Europe.

      Le mal se propage au fil des mois sur les côtes de la mer Noire, en Grèce, en Crète, à Chypre, avant de débarquer, le 1er novembre 1347, dans le port de Marseille. Il emprunte ensuite les voies commerciales terrestres et fluviales : la peste franchit les Alpes, frappe la Suisse et progresse vers l’Allemagne et les Pays-Bas. En Europe du Nord, elle traverse à nouveau la mer pour se répandre en Angleterre, puis, en 1349, en Irlande et en Ecosse. En 1350, elle atteint la Scandinavie, puis tout l’espace hanséatique, avant de toucher Moscou en 1352.

      Routes commerciales et conflits militaires

      Si les épidémies empruntent volontiers les routes commerciales tracées par les hommes, elles savent aussi tirer habilement parti des conflits militaires. Lors de la guerre de 1870-1871, les troupes françaises et prussiennes disséminent ainsi la variole sur l’ensemble du territoire. « Pendant l’année 1869 et le commencement de 1870, les épidémies demeurèrent locales ou ne se propagèrent, par voisinage, qu’à de très courtes distances , constate, en 1873, Paul-Emile Chauffard, rapporteur de l’Académie de médecine. Mais lorsque la guerre amena ce grand mouvement de population qui suivit nos premiers désastres, l’épidémie reprit de toutes parts une nouvelle intensité. »

      Pendant le conflit, les soldats du Second Empire contaminent en effet les populations civiles. « Ils promènent la variole partout avec eux et les populations fuyant le flot envahisseur l’entraînent avec elles dans des retraites où elle n’avait pas encore sévi » , poursuit Paul-Emile Chauffard. Une fois faits prisonniers, les militaires français exportent le virus dans les pays frontaliers. « A mesure des batailles perdues, ils sont envoyés dans des camps en Prusse , raconte, en 2011, l’historien des sciences Gérard Jorland dans la revue Les Tribunes de la santé. La population civile allemande, par le biais de ses interactions avec les prisonniers, est contaminée. »

      Les réfugiés de Sedan propagent l’épidémie en Belgique, où elle fait plus de 33 000 morts en 1870-1872. Les volontaires italiens qui ont combattu en Côte-d’Or l’implantent à Naples, Milan, Turin et Gênes en rentrant chez eux. Les Français qui fuient les combats emportent le virus en Angleterre, où il provoque plus de 40 000 morts en 1871-1872. De ces pays, l’épidémie se répand en Irlande, en Ecosse, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Autriche et en Russie avant de conquérir les Etats-Unis, le Japon, le Chili, Hawaï, l’Australie, Bornéo, Ceylan et l’Inde. Dans la seule Europe, l’épidémie fait 500 000 morts.

      Une cinquantaine d’années plus tard, au début du XXe siècle, c’est une nouvelle fois la guerre qui précipite la diffusion planétaire de la grippe espagnole. « L’épidémie, qui est repérée au Kansas au début du printemps 1918, franchit l’Atlantique grâce au premier conflit mondial, explique le géographe Freddy Vinet. La progression du virus suit les mouvements de troupes : au printemps 1918, les soldats américains envoyés sur le front diffusent le virus dans toute l’Europe, et à l’automne 1918, les militaires engagés sur le sol européen retournent chez eux en disséminant cette fois le virus dans les territoires coloniaux et les pays alliés. »

      Une guerre éclair

      Dans La Grande Grippe-1918, la pire épidémie du siècle (Vendémiaire, 2018), Freddy Vinet reconstitue en détail l’itinéraire de cette épidémie qui a fait plus de victimes que la première guerre mondiale. « Pour un virus se transmettant par voie respiratoire, les déplacements de troupes à l’échelle du globe sont une aubaine , explique-t-il. En 1918, plus de vingt pays sont en guerre, auxquels s’ajoutent les empires coloniaux – la quasi-totalité de l’Afrique, les Indes britanniques, les Indes Orientales néerlandaises (Indonésie), la Caraïbe… Les seuls recoins de la planète épargnés par le virus le doivent à leur isolement ou à des quarantaines strictes. »

      Comme le bacille de la peste ou le virus de la grippe espagnole, le SARS-CoV-2 a envahi la planète en se glissant discrètement dans les bagages des hommes. Mais il l’a fait à une tout autre allure : la peste médiévale avait mis près de vingt ans pour passer des terres mongoles au port de Marseille, et le virus de la grippe espagnole, une année pour se répandre sur toute la Terre. Le coronavirus a, lui, mené une guerre éclair : apparu au mois de décembre en Chine, il a franchi les frontières et les océans à une vitesse foudroyante. Le 8 mars, plus de 100 pays avaient déjà signalé des cas de Covid-19.

      Que nous disent ces épidémies de la géographie du monde ? En quoi témoignent-elles de notre manière d’habiter la planète ? La « peste noire » médiévale racontait la vitalité des routes commerciales entre l’Asie et l’Europe, et la grippe espagnole, l’ampleur des transports de troupes pendant la première guerre mondiale. Pour le géographe Michel Lussault, le SARS-CoV-2 est le signe que notre monde est devenu un « buissonnement d’interdépendances géographiques » : le moindre événement local se diffuse désormais sans délai à l’ensemble de la planète à la manière du battement d’ailes du papillon évoqué en 1972 par le météorologue Edward Lorenz.

      Le coronavirus remet frontalement en question nos modes de vie
      Pour l’économiste Laurent Davezies, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, le coronavirus remet frontalement en question nos modes de vie. « Tout ce que nous considérions il y a encore quelques mois comme vertueux est devenu vicieux. La mondialisation a fait reculer la pauvreté comme jamais dans l’histoire de l’humanité mais elle a précipité l’extension de l’épidémie. La densité urbaine des métropoles a boosté l’innovation technologique mais elle a favorisé les contaminations. Le SARS-CoV-2 nous montre que la concentration et la mobilité qui régissent désormais la planète peuvent engendrer de graves périls. »

      Si les hommes se sont toujours déplacés, le monde contemporain est en effet caractérisé par une explosion mobilitaire sans précédent. « Tout bouge, sans cesse : objets, marchandises, matières, données, informations, humains, animaux, et tout emprunte des voies innombrables – terrestres, maritimes, aériennes, satellitaires, filaires, constatent Michel Lussault et Cynthia Ghorra-Gobin, en 2015, dans la revue Tous urbains (PUF). Tout est sans cesse en contact avec tout et cela témoigne de la vigoureuse montée en puissance des pratiques mais aussi des imaginaires et des cultures de la connectivité. »

      Les déplacements à l’intérieur des frontières ont beaucoup augmenté : un Français parcourt en moyenne près de 15 000 kilomètres par an contre moins de 10 000 en 1980. Le nombre de voyages à l’étranger a, lui aussi, explosé : en 2018, près de 1,5 milliard d’individus ont, au cours de l’année, franchi une frontière pour effectuer, loin de leur domicile, un séjour de moins d’un an, ce qui représente une progression de 50 % en une décennie. La tendance à franchir toujours plus les frontières n’est ni une mode ni une anomalie, résume François Héran, professeur au Collège de France : c’est une « lame de fond » .

      Les marchandises, elles aussi, ne cessent de se déplacer

      Pour Laurent Davezies, cette mobilité représente une « transformation radicale ». « Pendant des siècles, les Français avaient été assignés à résidence dans un territoire. Mais aujourd’hui, tout a changé : selon le sociologue Jean Viard, le travail, entre la naissance et la mort, ne représente plus que 12 % à 13 % de notre vie. L’immense plage de temps libéré par ce recul des contraintes professionnelles est consacrée à des activités qui supposent des déplacements – faire des études à l’étranger, visiter une ville pendant les vacances, partir en week-end, effectuer des visites familiales pendant la retraite. »

      Les marchandises, elles aussi, ne cessent de se déplacer. Dans un livre publié en 1996, Mondialisation, villes et territoires (PUF), l’économiste Pierre Veltz décrivait les rouages de l’ « économie d’archipel » composée par le réseau planétaire des grandes régions urbaines. « Ces métropoles concentrent l’essentiel des flux de toute nature, et notamment ceux d’une production industrielle de plus en plus éclatée, explique-t-il. Pour fabriquer une brosse à dents électrique, les piles viennent de Tokyo, l’assemblage est fait à Shenzhen et les tests aux Philippines. L’acier vient de Suède et le plastique d’Autriche. Au total, les composants parcourent plus de 30 000 kilomètres par air, par mer ou par route, avant de servir le marché californien. »

      Dans cette nébuleuse hyperconnectée qu’est devenu le monde, les villes jouent un rôle capital. L’urbanisation de la planète est, selon Michel Lussault, une mutation comparable à celle du néolithique ou de la Révolution industrielle : aujourd’hui, plus de 4 milliards de personnes vivent en ville – et toutes ces zones urbaines sont reliées. « Loin de se réduire à un centre historique et à un quartier d’affaires, la métropole contemporaine doit plutôt s’appréhender comme un entrelacs de réseaux qui mettent quotidiennement en relation des lieux de formes, de tailles et de fonctions très diverses » , analysent le géographe Eric Charmes et le politiste Max Rousseau dans un article publié sur le site de la Vie des idées.

      Cette révolution ne s’est pas contentée d’engendrer des « world-cities » comme New York, Londres ou Tokyo : elle a également fait disparaître les frontières qui séparaient les villes des campagnes. « Aujourd’hui, en France, le monde rural est habité par des gens qui sont en relation permanente avec le monde urbain, souligne Laurent Davezies. La moitié des actifs qui vivent à la campagne travaillent en ville et tous fréquentent des circuits de consommation situés dans des territoires urbanisés. Les va-et-vient sont permanents – au point que certains géographes ont renoncé à utiliser les termes rural et urbain : ils parlent simplement d’une variation de la densité. Il n’y a pas de changement radical de mode de vie entre ces deux mondes. »

      Le bouleversement des pratiques sociales

      Selon le géographe et urbaniste Jacques Lévy, cette culture mondiale de la mobilité a provoqué un véritable changement d’échelle du monde. « A l’époque de la peste médiévale, les villageois se déplaçaient dans un réseau, comme nous, mais à l’échelle de la marche ou du cheval, explique le professeur à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. La modernité a inventé un espace d’échelle mondiale à partir des espaces préexistants d’échelle inférieure. Certaines civilisations anciennes avaient imaginé sans y croire qu’un jour, elles pourraient se pencher au-dessus d’une corniche pour regarder l’ensemble du monde. Nous y sommes. »

      Le plus étrange, poursuit Jacques Lévy, c’est que cette stupéfiante mutation s’est accomplie en l’absence de révolution des transports. « Les voitures et surtout les avions ne vont pas tellement plus vite que dans les années 1950, constate-t-il. L’explosion des mobilités n’est donc pas liée au changement de la vitesse nominale des transports mais au bouleversement des pratiques sociales. A l’époque préfordiste, la mobilité était pendulaire – elle se résumait aux trajets domicile-travail. Avec le fordisme, s’y sont ajoutés des voyages liés aux vacances et aux loisirs. Aujourd’hui, le trajet domicile-travail ne représente plus que 20 % des déplacements. »

      Pour illustrer ce changement d’échelle, Jacques Lévy, Ogier Maître et Thibault Romany ont imaginé en 2016, dans la revue Réseaux , une nouvelle manière de cartographier le monde. A la métrique euclidienne classique – la distance kilométrique entre deux points –, ils ont substitué, pour 35 villes de plus de dix millions d’habitants, une « métrique de réseau » fondée sur le temps de transport entre les mégapoles. Cette carte ne cherche pas à représenter la topographie physique : elle s’efforce de dessiner les nouvelles lignes de force de l’espace mondial, faites de « réseaux et plus particulièrement de rhizomes » .

      Le concept de rhizome

      Inventé en 1980, par Gilles Deleuze et Félix Guattari, le concept de rhizome désigne des réseaux aux frontières floues dont les éléments s’influencent en permanence les uns les autres. Depuis la fin du XXe siècle, les « rhizomes ouverts de l’individu, urbain et mondialisé, contemporain » ont remplacé les « petits pays enclavés du paysan » , conclut l’article. « Notre carte fait apparaître des ensembles que les transports ont rapprochés, même s’ils restent éloignés en kilomètres , ajoute Jacques Lévy. Cette trame du monde qui met en exergue les lieux forts et les liens rapides correspond parfaitement à la géographie de l’épidémie : le coronavirus colle à la planète interconnectée. »

      C’est en effet en parcourant ces rhizomes que le coronavirus a conquis le monde à la vitesse de l’éclair. Il ne s’est pas contenté d’emprunter les avions, les bateaux ou les trains : il a prospéré dans les espaces publics interconnectés du monde contemporain que sont les gares, les stades de foot ou les galeries marchandes, ces lieux de sociabilité intense où les hommes se frôlent avant de se connecter à un autre pôle, un autre réseau, une autre ramification. « A l’échelle mondiale, l’infrastructure spatiale de cette épidémie, ce sont les hubs – les hubs stricto sensu que sont les aéroports, mais aussi les centralités plus spécialisées que sont, par exemple, les centres commerciaux » , résume Jacques Lévy.

      Avec la pandémie de Covid-19, la planète urbanisée et hyperconnectée de ce début de XXIe siècle s’est révélée extrêmement vulnérable : pour un virus aussi contagieux que le SARS-CoV-2, les flux, les rhizomes, les plates-formes, les liens et les réseaux constituent un véritable paradis. La lutte contre le coronavirus a donc imposé aux habitants de la planète un revirement radical : il a fallu immobiliser brutalement un monde qui vénérait depuis des décennies le principe de la mobilité. Reprendra-t-il, une fois que la pandémie sera vaincue, sa folle course – au risque de voir renaître de nouvelles épidémies ? Nul ne le sait encore.

      #villes #métropole #mobilité #voyage #transport_aérien #peste_noire #variole #grippe_espagnole

  • Coronavirus : à Mayotte, des dépouilles à risque - Libération
    https://www.liberation.fr/france/2020/05/15/coronavirus-a-mayotte-des-depouilles-a-risque_1788460

    Pour Christian Patrimonio, l’avocat qui représente la STPM, ses clients auraient subi « une exposition médicalement avérée au risque de contamination ». Le certificat de décès énonçait qu’il n’y avait « pas lieu de mise en bière immédiate », comme l’exigent pourtant les mesures nationales en cette période d’épidémie. Il a fallu un second document pour que la nécessité d’un cercueil hermétique soit reconnue afin d’acheminer le corps en métropole, où la défunte souhaitait être enterrée. Les plaignants ont déposé une requête contre l’agence régionale de santé (ARS) et le préfet de Mayotte, qui n’auraient pas pris les mesures adaptées. Le département, en zone rouge, est le seul de France à être encore soumis au confinement de sa population. Le tribunal administratif ayant rejeté la requête, le Conseil d’Etat a été saisi en appel.

    #Covid-19#France#Mayotte#métropole#décès#morgue#confinement#épidémie#corps#inhumation#circulation#migrant#migration#santé

  • La #mondialisation du confinement
    http://www.laviedesidees.fr/La-mondialisation-du-confinement.html

    Si le virus du Covid-19 s’est propagé aussi rapidement, c’est aussi parce que l’urbanisation est désormais planétaire et qu’aujourd’hui les grandes villes sont connectées les unes aux autres, insérées dans des flux internationaux de biens et de personnes.

    #International #urbanisation #circulation #pandémie
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20200512_charmes_vedit.docx
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20200512_charmes_vedit.pdf

    • Comment définir l’urbain ? On l’oppose classiquement au rural. Mais quels sont les critères de distinction ? Un groupement dense de quelques milliers d’habitants était désigné comme une ville au Moyen-Age, alors qu’aujourd’hui il évoque davantage la campagne. À l’inverse, un village périurbain de quelques centaines d’habitants situé à proximité d’une métropole peut paraître aujourd’hui plus urbain que de nombreuses villes : ses habitants peuvent en effet accéder rapidement à des ressources bien plus fournies que celles offertes à l’habitant d’une ville moyenne située dans un territoire périphérique (une préfecture d’un département du centre de la France par exemple). Bref, ce que l’on appelle l’urbain doit désormais être dissocié des critères morphologiques à partir duquel on persiste à le qualifier, à savoir la densité et la diversité des activités et des fonctions.

      Mais qu’est-ce que l’urbain dans ce cas ? Dans le monde rural traditionnel, on observe la juxtaposition de groupements relativement autonomes. Les villages ont des relations entre eux, mais ils peuvent survivre (presque) indépendamment. À l’inverse, dans le monde urbain, chacun apporte une contribution au fonctionnement d’un ensemble. Dans ce cadre, chacun dépend des contributions des autres pour sa survie. La grande ville, avec ses différents quartiers, est l’incarnation traditionnelle de l’urbain. Aujourd’hui, elle s’est ramifiée spatialement. La ville que l’on dit « globale » est profondément insérée dans des flux internationaux de biens, de personnes, de matières et de capitaux : par exemple le siège social de telle firme sera à Paris, mais ses usines et son service clientèle ne seront plus dans la banlieue parisienne, mais à Wuhan et Rabat.

      Les grandes villes sont aussi liées aux lieux de villégiature, comme on a pu le voir avec la migration de leurs habitants au moment du confinement. Ces espaces sont souvent considérés comme relevant des campagnes. Mais celles-ci sont pourtant bien urbaines. Un village de bord de mer ou une station de ski sont tout autant urbains qu’une grande ville, en ce qu’ils fonctionnent avant tout en relation avec d’autres lieux relativement éloignés : ceux où vivent les propriétaires de résidence secondaire, et plus largement les vacanciers. Ces lieux dédiés aux loisirs possèdent par ailleurs une qualité essentielle de l’urbanité : le brassage des populations, entre les saisonniers, les habitants permanents, et les visiteurs qui, dans certains cas, peuvent venir du monde entier.

      À une échelle plus restreinte, celle des espaces qui peuvent être parcourus quotidiennement pour aller travailler, les grandes métropoles dépendent directement d’espaces situés bien au-delà du périmètre qu’on leur attribue. Ce sont notamment les espaces ruraux qui accueillent les couches populaires et classes moyennes inférieures qui jouent le rôle de soutiers des économies métropolitaines, comme on l’a vu avec le mouvement des Gilets jaunes.

      Bref, l’urbain est aujourd’hui constitué de tout un ensemble de lieux dont les liens se déploient à de multiples échelles géographiques, du quartier, voire du logement, à la planète. Des espaces a priori éloignés des définitions courantes de la ville sont ainsi devenus urbains. C’est le cas, par exemple, des plateformes pétrolières, des mines ou encore des espaces agricoles. Tous sont en effet dépendants de marchés urbains, tant pour leur fonctionnement que pour leurs débouchés. Et les échelles d’interdépendance sont locales tout autant que planétaires : les habitants d’une ville française moyenne embauchent le plombier du quartier tout en consommant de la viande d’animaux nourris au soja latino-américain, en regardant la télévision sur des écrans coréens ou en utilisant du pétrole algérien. Autrement dit, le métabolisme d’un lieu le lie à la planète entière.

      Un débat récent, qui a rencontré peu d’échos en France, évoque précisément ces évolutions. Il a été déclenché par la réactualisation du concept d’ « urbanisation planétaire », sur la base d’anciennes propositions de Henri Lefebvre (sur l’extension de la société urbaine et du tissu urbain vers une « urbanisation complète »). Dans un ouvrage publié en 2014, Schmidt et Brenner plaident ainsi pour une refonte complète des catégories d’analyse usuelles, et en premier lieu la distinction entre ville et campagne. Très ambitieux théoriquement, l’ouvrage a suscité d’intenses débats, peinant à emporter l’adhésion, faute notamment de preuves empiriques convaincantes. Pourtant, depuis l’émergence du Covid-19 jusqu’à sa diffusion, et depuis la réponse publique à la crise sanitaire jusqu’à ses conséquences économiques et sociales, beaucoup d’événements récents peuvent être lus et mieux compris au prisme de l’urbanisation planétaire. Ce faisant, cette crise apporte un étayage empirique décisif à cette proposition théorique.

      Très schématiquement, l’urbanisation planétaire, dont le déploiement est intimement lié à la globalisation du capitalisme, s’exprime dans quatre processus étroitement interconnectés : la disparition des « mondes sauvages », l’interconnexion mondiale des territoires, le brouillage de la dichotomie entre ville et campagne, et enfin la planétarisation des inégalités urbaines.

      #villes #métropoles #planétarisation

  • Retour à Grenopolis
    http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1256

    Autrefois notre ville s’appelait Cularo, et ses habitants, les Allobroges. Elle a bien changé en 2000 ans, et nous ne ressemblons plus guère aux Allobroges. Nous sommes aujourd’hui des Grenopolitains, résidents de la métropole de Grenopolis. Ces pages racontent comment Cularo est devenue Grenopolis. C’est l’histoire d’un site de production où se vendent les biens produits - le marché originel devenu « pôle urbain » - et de la piste, devenue réseau routier, qui sert au transport et à l’échange de ces produits. Le site et la piste, le pôle et le réseau, forment un cercle vicieux, suivant une perpétuelle spirale croissante. Tantôt les besoins (spontanés ou planifiés) du pôle l’amènent à étendre son réseau (ses réseaux), tantôt les besoins du réseau l’amènent à grossir son pôle (ses pôles). La résultante de (...)

    #Faits_divers
    http://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/retour_a_grenopolis.pdf

  • Quand les grandes #villes font sécession, par Benoît Bréville (Le Monde diplomatique, mars 2020)
    https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/BREVILLE/61548

    Il se forme alors un cercle vicieux. En concentrant les richesses et les activités à forte valeur ajoutée dans les #métropoles, la mondialisation a accru leur poids économique, politique et culturel. Confrontées aux mêmes problèmes, abritant la même population aisée et diplômée, elles ont commencé à se ressembler — on trouve à New York ou à Pékin les mêmes gratte-ciel, les mêmes centres commerciaux aseptisés, les mêmes « clusters créatifs » —, puis à se rassembler. Unies pour défendre leurs intérêts communs, elles influent désormais sur les centres de décision, de la Banque mondiale à la Commission européenne, et orientent ainsi les politiques publiques à leur avantage, accentuant un modèle de développement spatialement inégalitaire, qui délaisse les campagnes et les petites communes.

    #territoire #inégalités

  • Des vies inhumaines | Aude Vidal
    http://blog.ecologie-politique.eu/post/Des-vies-inhumaines

    Les vies que nous menons depuis deux semaines, pour celles et ceux qui sont tributaires de transports en commun en grève, ont fait apparaître l’inhumanité de nos vies – en particulier en région parisienne. Nous naviguons d’habitude sans trop de mal (encore que sans goût et sans aisance) dans des espaces surdimensionnés, qui ne sont pas à taille humaine. Cela ne nous était peut-être jamais apparu avec autant de clarté qu’il y a deux semaines. À combien de kilomètres vivons-nous de notre travail – ou travaillons de notre domicile ? Certes la durée est aussi une expérience sensible mais ces 15 km qui se faisaient en 50’ sans y penser ont pris une réalité particulière et sont devenus impossibles à surmonter. Source : Mon blog sur l’écologie (...)

  • « L’architecture du mépris a des effets sur nous tous »
    https://usbeketrica.com/article/l-architecture-du-mepris-a-des-effets-sur-nous-tous

    Au fond, cette « #architecture du #mépris » a des effets sur nous tous, des effets complètement irrationnels : la #ville est moins accueillante, moins fonctionnelle, les marginaux ne peuvent pas squatter et les familles ne peuvent même pas se poser. Ce mobilier nous oblige à être dans le mouvement perpétuel et nous empêche de nous arrêter pour former un « nous » confiant, accueillant. Évidemment, ces choix urbains ne sont pas neutres : ils reflètent un modèle social fondé sur l’évitement des conflits et la maîtrise des débordements.

    #exclusion

  • Saga de l’été 3/5 : Lumières, puissances et artifices du centre-ville
    https://labrique.net/index.php/thematiques/histoires-du-bocal/1050-lumieres-iii

    Comme toutes les grandes #métropoles qui « bougent », Lille magnifie sa puissance. Chaque soir elle sait arborer#ses plus beaux habits lumineux pour balancer des kilowattheures de gloire et en mettre plein les mirettes aux touristes. Troisième opus consacré aux#lumières lilloises.

    #En_vedette #Histoire_du_bocal

  • Saga de l’été 3/5 : Lumières, puissances et artifices du centre-ville
    http://labrique.net/index.php/thematiques/histoires-du-bocal/1050-lumieres-iii

    http://labrique.net/images/numeros/numéro58/Lumières_III.jpg

    Comme toutes les grandes #métropoles qui « bougent », Lille magnifie sa puissance. Chaque soir elle sait arborer#ses plus beaux habits lumineux pour balancer des kilowattheures de gloire et en mettre plein les mirettes aux touristes. Troisième opus consacré aux#lumières lilloises.

    #En_vedette #Histoire_du_bocal

  • A Toulouse, 5 000 personnes sont sans domicile fixe
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/18/a-toulouse-5-000-personnes-sont-sans-domicile-fixe_5452002_3224.html

    Une étude menée conjointement par la mairie et des associations a comptabilisé pour la première fois le nombre de personnes sans domicile fixe. Les deux tiers sont des familles, le nombre d’étrangers est en hausse.

    La situation est inquiétante. Quelque 5 000 personnes vivent à Toulouse sans domicile fixe. A titre de comparaison, Paris en a recensé 3 641 après le dernier décompte réalisé lors de la deuxième édition de la Nuit de la solidarité début février. Jeudi 18 avril, Daniel Rougé, adjoint au maire chargé de la coordination des politiques de solidarité à Toulouse, devait présenter les détails d’une étude réalisée dans le cadre du plan Logement d’abord et menée par l’antenne municipale du Service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) entre 21 heures et minuit par environ 150 bénévoles ou agents municipaux. Ce soir-là, le SIAO, épaulé par la Croix-Rouge, le Secours catholique et les Restos du cœur, était parvenu à un total de 4 163 personnes vivant dans la rue ou dans des squats, campements, hôtels ou gymnases…

    Mais la mairie et certaines associations, comme Droit au logement (DAL) estiment que ce nombre serait plus proche de 5 000. Pour le maire (Les Républicains), Jean-Luc Moudenc, « cette évaluation est très importante, elle va nous permettre de regarder le sujet de face et de faire des propositions. » Elle dévoile une hétérogénéité des profils et parcours. Ainsi, 70 % sont des familles et « sur les 437 adultes sans-abri qui ont répondu, la forte majorité (66 %) se situe dans la tranche d’âge 25-50 ans, et 18 % ont entre 18 et 24 ans », est-il précisé.

    Des familles entières à la rue

    Pour M. Moudenc, « on peut tirer plusieurs leçons de ce premier recensement. Premièrement, la présence grandissante de familles entières. Ensuite, une féminisation importante avec près de 35 % de femmes seules, et enfin une augmentation fulgurante d’étrangers de pays d’origine très variés. » Un SDF sur deux (52 %) vit à Toulouse depuis plus d’un an, et 30 % depuis moins de six mois. « Un chiffre qui s’explique par l’arrivée récente de populations migrantes », confirme le rapport, comme par exemple de ressortissants albanais ou géorgiens. « 52 % des personnes ont des ressources financières, c’est plutôt une bonne nouvelle pour le programme de Logement d’abord, veut croire Daniel Rougé. Notre objectif sera désormais de fluidifier l’accès au logement, car 80 % ne font pas de demandes de logements, elles sont hors radar. »

    L’élu cite l’exemple des 1 100 personnes évacuées dans des bidonvilles depuis 2015, avec des taux de relogements très importants. Un relatif succès que souligne Thomas Couderette, membre du Collectif d’entraide et d’innovation sociale : « Je considère que c’est l’Etat, et donc la préfecture, qui sont défaillants, principalement dans l’accueil d’urgence. Des efforts et une vision à long terme sont nécessaires plutôt que de traiter le sujet simplement à l’entrée de l’hiver. »

    Du côté du DAL, le porte-parole départemental François Piquemal ne se dit « pas étonné de ces chiffres. A Toulouse, on compte plus de 30 000 logements vides ou vacants. Nous, ce que l’on demande, c’est un audit sur cette aberration et des réquisitions ». L’idée a fait écho du côté de la mairie, et un groupe de travail sur l’encadrement des loyers, mesure souvent réclamée par le milieu associatif, va voir le jour. M. Rougé travaille sur la création d’une agence immobilière municipale à vocation sociale qui « sécuriserait les locations, pour les petits propriétaires privés qui rechignent souvent à louer à des personnes en difficulté ».

    L’Etat dépense 40 millions d’euros par an

    Si le mot réquisition n’est pas employé, la municipalité veut créer des « espaces intercalaires », sorte de lieux d’hébergement gérés par la collectivité et des associations dans des bâtiments inoccupés. Dans une ville qui dénombre 42 000 demandes de logement HLM en attente, ces solutions nouvelles paraissent indispensables. Du côté de la préfecture, on met en avant « une attractivité de la ville, avec près de 15 000 nouveaux arrivants chaque année, et une pression migratoire qui explose, rendant la situation effectivement très tendue », commente son secrétaire général Jean-François Colombet. « Nous avons créé 2 300 places d’hébergement d’urgence en trois ans, augmenté de 245 % les places pour les demandeurs d’asile, et de 300 % sur la même période pour les nuitées d’hôtel. Pour l’Etat, cela représente 40 millions d’euros par an », affirme-t-il.

    Alors que le nombre de repas quotidiens distribués par les Restos du cœur est passé de 300 à 500 par jour à Toulouse et que la saturation des services d’appels d’urgence du 115 est toujours aussi problématique – ils peuvent recevoir jusqu’à 300 appels par jour –, l’étude a été saluée par tous les acteurs. Il y a urgence. Le 2 avril, un autre rapport publié par le collectif Les morts de la rue, avait dénombré dix-huit personnes décédées dans la rue à Toulouse en 2018. Quasi exclusivement des hommes, âgés de 28 à 71 ans, la plupart anonymes.

    #métropole #logement #pauvreté #à_la_rue

  • Résister à l’#urbanisation des #terres_agricoles

    Les territoires situés dans le pourtour des #villes, et a fortiori des #métropoles, sont progressivement gagnés par l’urbanisation. Les villes s’étalent toujours et encore. Des #lotissements se construisent à la place des champs, organisant le jeu de la #spéculation_foncière. La #campagne est grignotée, tandis que les #espaces_ouverts sont repoussés plus loin. Ainsi, entre 2006 et 2014, 490 000 hectares de sols ont été artificialisés en #France, la plupart au détriment de terrains agricoles. Pour sa part, l’aire urbaine toulousaine a perdu 8 % de sa surface cultivée entre 2000 et 2010 et l’urbanisation des pourtours de l’agglomération se poursuit malgré l’effort de #densification, sensé s’opposer à l’#étalement_urbain.

    https://sms.hypotheses.org/19065
    #agriculture #aménagement_du_territoire #géographie_urbaine #Toulouse

    #Film #documentaire « #Des_champs_et_des_maisons »
    –-> à voir sur le site

  • Paris, terrain de jeu de l’innovation, Laetitia Van Eeckhout et Claire Legros
    https://www.lemonde.fr/smart-cities/article/2019/01/28/paris-terrain-de-jeu-de-l-innovation_5415624_4811534.html

    Si la capitale fait tout pour séduire les entreprises de pointe, elle doit aussi faire face aux plates-formes numériques de l’économie de partage, qui déstabilisent les politiques de la ville.

    Avec sa structure de bois et de métal, ses façades largement vitrées, ses toitures végétalisées et sa cheminée solaire, le bâtiment ressemble à une proue de navire. Il accueillera en 2022, dans le 13e arrondissement de Paris, le nouveau campus parisien de 9 700 mètres carrés de l’université de Chicago (Illinois).

    Si le fleuron universitaire américain a choisi Paris pour construire son siège pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, c’est pour « sa concentration de pôles de recherche » et ses « sources culturelles et intellectuelles extraordinaires ». « Un signe fort de l’attractivité croissante de la métropole parisienne », se félicite Jean-Louis Missika, adjoint à la maire de Paris chargé de l’urbanisme, du développement économique et de l’attractivité.

    L’élu en a fait l’objectif de ses deux mandatures : transformer Paris en « hub mondial de l’#économie de l’innovation ». Depuis dix ans, l’équipe municipale déploie les grands moyens pour séduire chercheurs et entrepreneurs, en particulier dans le domaine du numérique. Entre 2008 et 2014, plus d’un milliard d’euros ont été investis dans l’accompagnement de start-up, selon les chiffres de la Ville de Paris. Les programmes se sont multipliés pour attirer les entreprises innovantes : fonds Paris Innovation Amorçage, lancé en 2009 en partenariat avec la Banque publique d’investissement pour offrir un financement aux start-up qui choisissent un incubateur parisien ; création en 2015 de l’agence de développement économique Paris & Co, puis de l’Arc de l’innovation pour promouvoir l’innovation au-delà du périphérique en partenariat avec une vingtaine de communes du Grand Paris…

    « Ingénieurs bien formés »
    A la course aux podiums des #métropoles_mondiales, la capitale se hisse désormais dans le peloton de tête des villes les plus attractives, de la troisième à la neuvième place selon les classements. Une dynamique dopée par le contexte international. « Le coût de la vie et le niveau élevé du prix du foncier et des salaires à San Francisco amènent des entrepreneurs à se tourner vers Paris, de même qu’avec le Brexit, beaucoup renoncent à se lancer à Londres », constate Roxanne Varza, directrice de #Station_F, l’incubateur fondé par Xavier Niel, patron de Free (et actionnaire à titre personnel du Monde). Dans ce paradis des geeks et de l’innovation, un tiers des 3 000 #start-up accueillies sont portées par des entrepreneurs étrangers, venant principalement des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, mais aussi de Chine et d’Inde.

    Le contexte international n’explique pas à lui seul le succès de la capitale. Avec son maillage d’universités et de laboratoires publics de recherche, Paris bénéficie d’atouts. « Ce qui fait l’attractivité de la métropole, ce sont ses pôles de recherche et la population des 25-45 ans qui va avec », estime Dominique Alba, directrice de l’Atelier parisien d’urbanisme, qui audite la capitale pour le compte de la Ville de Paris.

    « Pour une start-up, Paris, riche d’une culture scientifique et technique très forte, avec des ingénieurs bien formés, offre un environnement bien plus bénéfique que Londres », assure l’entrepreneur Bertrand Picard, qui a lancé en 2013 Natural Grass, une start-up de fabrication de gazon hybride pour stades de football. Cet ancien banquier chez Rothschild, à Londres, pensait initialement créer son entreprise outre-Manche, mais il a trouvé à Paris le soutien de laboratoires publics de recherche, comme le CNRS ou l’université Pierre-et-Marie-Curie.

    Incubateurs spécialisés
    Selon la dernière étude de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Ile-de-France, Paris compte quelque 150 #incubateurs, souvent spécialisés, dans tous les secteurs ou presque, du tourisme au sport, de l’alimentation à l’aéronautique, en passant par la santé. Peu à peu, les fonds privés ont pris le relais. Et les grandes entreprises, comme Renault ou la SNCF, viennent y frotter leurs unités de recherche et développement aux méthodes agiles des start-up, dans une démarche d’open innovation.

    Pour autant, Paris souffre aussi de faiblesses. Les sociétés d’investissement y sont moins nombreuses qu’à Londres ou New York. Si l’écosystème parisien s’est fortement renforcé en fonds d’amorçage, « il reste difficile d’y trouver des partenaires pour grandir », observe Bertrand Picard. Pour lui, « à la différence des entreprises californiennes comme Uber qui, de #levée_de_fonds en levée de fonds, peuvent étendre leurs services, les boîtes parisiennes qui atteignent un chiffre d’affaires de quelques dizaines de millions d’euros sont souvent amenées à être rachetées pour continuer de croître. » La multiplication des champs d’innovation peut conduire à disperser les forces. « On a d’excellentes boîtes mais on ne les valorise pas, confirme Stéphane Distinguin, président du pôle de compétitivité Cap Digital. Plutôt que d’investir en masse dans un domaine où l’on déciderait d’exceller, on saupoudre. On est encore très loin du modèle qui a permis à la Silicon Valley d’exister. »

    En matière d’emploi, le bilan est aussi mitigé. L’attractivité profite surtout à l’ activité non salariée, en progression de 19 % dans la métropole du Grand Paris de 2011 à 2016 . Au sein de l’Arc de l’innovation, qui concentre la moitié des lieux d’innovation de la métropole, près de 60 000 établissements ont été créés en 2017, la majorité sous le régime de #micro-entrepreneur. Des emplois pour partie portés par le développement des #plates-formes numériques de l’économie de partage.

    « En 2016, en à peine quatre ans d’existence, les sociétés de VTC [voiture de transport avec chauffeur] avaient créé 22 000 emplois en Ile-de-France, ou plutôt 22 000 autoentrepreneurs. Uber occupe le premier rang des créations d’emploi en Seine-Saint-Denis. Certes, aucune entreprise traditionnelle n’aurait été capable d’en faire autant. Mais ces nouveaux emplois d’#autoentrepreneurs posent une sérieuse question de #précarisation et de couverture sociale », relève Thierry Marcou, de la Fondation Internet Nouvelle Génération, coauteur de l’étude « Audacities », parue en avril 2018, sur le thème « Innover et gouverner dans la ville numérique réelle ».

    Crise du logement
    Car de l’innovation, Paris connaît aussi le revers de la médaille. Si son dynamisme séduit les start-up, il profite également aux plates-formes numériques, souvent d’origine américaine, qui ont transformé Paris en terrain de jeu de l’économie de partage. Créatrices de nouveaux services mais aussi d’emplois souvent précaires, celles-ci viennent déstabiliser les politiques de la ville.

    En dix ans, le nombre d’appartements entiers proposés sur le site de location de courte durée Airbnb a explosé dans la capitale, passant de 56 544 en octobre 2016 à 88 670 en mars 2018 (sur 101 873 offres totales) selon l’Observatoire-airbnb.fr, fondé par Matthieu Rouveyre, conseiller municipal de Bordeaux. Un phénomène qui accentue la crise du logement, même si, pour Airbnb, « la forte hausse de la part de logements inoccupés date en réalité de la fin du XXe siècle, bien avant l’arrivée des plates-formes de locations meublées touristiques ».
    Entre la start-up californienne et la Ville de Paris, la guerre est déclarée. Depuis le 1er décembre 2017, les règles se sont durcies : les loueurs doivent être enregistrés auprès de la mairie et ne pas dépasser cent vingt nuitées par an, faute de quoi ils encourent une amende. Mais ces mesures restent largement inappliquées : à peine 10 % des loueurs ont obtempéré.

    La collectivité s’en prend donc maintenant à Airbnb, qu’elle a assigné en justice afin qu’il supprime les annonces illégales, sous peine d’une astreinte de 1 000 à 5 000 euros par jour et par annonce. « Airbnb a des effets positifs, bien sûr. Il représente un complément de revenus pour les Parisiens et a obligé les hôtels à se réinventer mais, en même temps, il ne respecte pas les règles et représente un danger majeur pour le centre de Paris », souligne Jean-Louis Missika, tandis que Ian Brossat, le maire-adjoint au logement, va plus loin et plaide pour l’interdiction de la plate-forme dans les arrondissements du centre.

    Gouvernance de l’espace public
    Comment #gouverner_la_ville quand on ne dispose pas des leviers de régulation nécessaires ? L’irruption des services de partage de véhicules en free floating (ou « sans station ») rebat aussi les cartes de la gouvernance de l’espace public. Pas moins de six applications de partage de trottinettes se sont lancées sur le bitume parisien en 2018, offrant « une alternative à la voiture individuelle en diminuant les risques de congestion », soutient Kenneth Schlenker, directeur de Bird France, société californienne installée à Paris depuis cinq mois. Mais ces nouveaux services posent aussi de sérieux problèmes de sécurité, sur les trottoirs ou les voies de circulation.

    Contrairement à celle des Vélib’, l’activité des plates-formes ne fait pas l’objet d’une délégation de service public. « Aujourd’hui, on n’a aucun moyen d’obliger Amazon à utiliser des véhicules propres pour ses livraisons au dernier kilomètre. Dans la mesure où elle sous-traite la livraison, l’entreprise ne règle même pas ses contraventions », relève Jean-Louis Missika.

    Une charte de bonnes pratiques pour les véhicules en free floating est en chantier. La future loi d’orientation sur les mobilités, dont la présentation au Parlement est prévue fin mars, devrait aussi apporter de nouveaux leviers de régulation, que Jean-Louis Missika verrait bien aller jusqu’à la création de « licences délivrées par la Ville ». A Londres, ce dispositif a permis d’imposer à Uber des contraintes plus strictes en matière de sécurité du public. Une façon aussi d’accéder aux données et de peser sur l’impact environnemental des véhicules.

    Economie circulaire
    En attendant, des acteurs alternatifs tentent de trouver leur place dans le grand bazar parisien des plates-formes. Ils revendiquent une autre vision, non plus collaborative mais coopérative, où les données sont vraiment partagées et les revenus, plus équitablement répartis. C’est le cas de CoopCycle, une coopérative de livreurs à vélo qui vient de se lancer dans la capitale et se revendique comme une alternative à Deliveroo et Foodora.

    Selon Antoinette Guhl, maire-adjointe à l’économie sociale et solidaire (ESS) et à l’économie circulaire, il existe « une vraie demande des habitants de nouveaux modes de production, de distribution et d’entrepreneuriat ». Avec un poids non négligeable sur l’économie : toutes structures confondues (associations, entreprises, mutuelles), l’ESS contribue à 10 % du PIB de la capitale, tandis que l’économie circulaire représente 70 000 emplois directs. « L’urgence climatique nous oblige à penser l’innovation dans une logique plus locale, à taille humaine et qui répond aux grands défis sociaux et écologiques », insiste l’adjointe.

    La #Ville_de_Paris mise désormais sur la chaîne de production, source de création d’emplois, en favorisant l’émergence de fab labs et de makerspaces, dont une partie travaille dans le secteur de l’économie circulaire. En 2018, elle a intégré le réseau des fab cities qui testent de nouveaux modèles urbains pour développer les productions locales.

  • « Les “gilets jaunes” veulent rompre avec le sentiment de dépossession », Ivan Bruneau et Julian Mischi
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/01/03/les-gilets-jaunes-veulent-rompre-avec-le-sentiment-de-depossession_5404581_3

    Pour les chercheurs Ivan Bruneau et Julian Mischi, le mouvement de contestation sociale traduit le malaise des populations établies dans les communes rurales en rupture avec tout, notamment les organisations politiques absentes de ces zones.

    Tribune. Le mouvement des « #gilets_jaunes » a donné lieu à de nombreuses analyses à chaud, parfois très survolantes, comme celles ayant mis l’accent sur « les frustrations des classes moyennes » ou « l’individualisation des inégalités ». Il nous semble préférable de revenir aux conditions qui rendent possibles la contestation, lesquelles peuvent être en partie communes aux zones urbaines et rurales, comme le sentiment d’injustice fiscale, mais le mouvement est aussi révélateur de la transformation des #conditions_de_vie et de travail des populations rurales et périurbaines. Certains observateurs ont déjà souligné avec justesse l’enjeu de la mobilité et le rôle central de l’automobile dans le monde rural. Au-delà, l’irruption politique des « gilets jaunes » dans l’espace public des petites communes apparaît comme une réaction collective aux multiples formes de #dépossession qu’ils subissent depuis de nombreuses années.

    Les campagnes françaises sont bien sûr diverses mais elles se caractérisent en général par la surreprésentation en leur sein des catégories populaires relevant du salariat (#ouvriers et #employés) ou du #travail_indépendant (petits artisans, commerçants et agriculteurs). La part considérable des actifs faiblement diplômés contraste avec la faible présence des classes supérieures et des professions intellectuelles, qui résident surtout dans les métropoles. Cette #ségrégation_sociospatiale s’explique par la pression du marché immobilier, mais aussi par le fait que les emplois intellectuels et de direction se concentrent dans les grandes villes alors que les activités de fabrication ou de logistique se déploient désormais essentiellement dans les périphéries rurales et périurbaines. Une telle distance spatiale entre classes sociales, sur fond de séparation entre « travail intellectuel » et « travail manuel », nourrit la mobilisation des « gilets jaunes », qui insistent sur le mépris dont ils se sentent victimes. C’est leur vécu et leur rapport au #travail qui alimentent le rejet de ce qu’ils perçoivent comme l’arrogance d’élites nationales et régionales ne connaissant pas leur quotidien, leurs pratiques, leurs savoirs.

    La distance spatiale entre classes sociales s’est renforcée

    Ainsi, au sein même des territoires ruraux, la distance spatiale entre classes sociales s’est renforcée dans la dernière période. Les dirigeants des entreprises résident de moins en moins sur place. Auparavant les cadres des usines ou des entreprises publiques étaient fréquemment des individus issus de familles « du coin » qui avaient connu une promotion interne et s’engageaient dans la #vie_locale. Rarement d’origine populaire, les nouveaux responsables, davantage mobiles, sont désormais seulement de passage à la tête des établissements en proie à des réorganisations managériales. Plus diplômés, ils connaissent peu le travail réalisé concrètement dans les ateliers et services, travail qu’ils n’ont jamais exercé directement. Vivant le plus souvent dans les #métropoles régionales ou à Paris, ils s’investissent peu dans la vie des communes contrairement à leurs prédécesseurs. Ils ne vont pas prendre part aux activités sportives avec les autres salariés ou fréquenter les mêmes commerces. Leurs enfants ne vont pas à l’école du bourg avec ceux des familles populaires. Ce sont en quelque sorte des citadins de passage, leur distance avec les #classes_populaires_locales est indissociablement sociale et spatiale.

    Le phénomène est général, il s’observe tant dans les usines que dans les établissements bancaires, hospitaliers ou encore scolaires. Symbole de ces mutations favorisant l’éloignement des figures intellectuelles du quotidien des classes populaires rurales : les enseignants des nouvelles générations s’insèrent de plus en plus rarement dans les petites communes où ils sont nommés. Tout comme les médecins ou cadres administratifs des collectivités locales, ils sont nombreux à venir chaque jour des zones urbaines pour exercer sur place. Pour les administrés, il en résulte un sentiment de dépossession à l’aune duquel on peut comprendre leur sensibilité à la violence du discours expert et à la #domination_culturelle des élites politiques nationales.

    Ce sentiment de dépossession est renforcé par l’évolution de la structuration politique des territoires. Les processus récents de fusion des communautés de communes constituent la dernière étape d’une évolution de plus longue durée marquée par l’éloignement du pouvoir décisionnel. Depuis une vingtaine d’années, le développement des structures intercommunales, de leurs budgets et de leurs compétences a accentué à la fois l’influence des « communes-centres » et le rôle des élus dirigeant ces assemblées, présidents et vice-présidents en particulier. La #distance_sociale entre la population et ces « grands élus » nourrit le sentiment de ne pas avoir d’emprise sur les décisions affectant la vie quotidienne, et ce d’autant plus que les enjeux communautaires sont peu discutés au niveau communal.

    Délitement des partis politiques, notamment de gauche

    La raréfaction des débats publics liés à l’élaboration des politiques locales prend place dans un affaiblissement plus général des mécanismes représentatifs. Les campagnes pour les élections municipales se font parfois sans réunion publique, et aujourd’hui les projets de « commune nouvelle » (regroupement de communes) peuvent être réalisés sans consultation de la population. La participation des habitants est peu sollicitée dans l’ensemble, et cette fragilisation de « la démocratie locale » n’est pas compensée par la présence de relais partisans.

    En effet, le délitement des partis politiques, et notamment des organisations de gauche (PCF, PS, PRG), est plus accentué dans ces zones rurales. Si les classes populaires peuvent encore s’appuyer sur des réseaux syndicaux, même fragilisés, elles ne disposent plus de relais proprement politiques. Certes le Front national a connu une forte progression électorale ces dernières années dans les campagnes mais le soutien dans les urnes ne se traduit quasiment jamais par un développement militant de l’organisation, qui a, par exemple, de grandes difficultés à constituer des listes pour les élections municipales. Cette crise des #sociabilités_militantes explique aussi probablement le rôle que jouent les barrages des « gilets jaunes », lieux de rencontres et de discussions, interclassistes et politiquement divers.

    Ivan Bruneau et Julian Mischi ont codirigé avec Gilles Laferté et Nicolas Renahy « Mondes ruraux et classes sociales » (EHESS, 2018)

  • L’envers des friches culturelles | Mediapart
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/231218/l-envers-des-friches-culturelles

    Terrains vagues, bâtiments désaffectés, rails à l’abandon… Un peu partout en France, ces espaces qui faisaient auparavant l’objet d’occupations illégales sont convertis en lieux culturels par une poignée d’entrepreneurs ambitieux. Ces sites, souvent éphémères, se présentent comme « engagés » et « créatifs » et participant à la revalorisation de quartiers dépréciés. Mais cette « valorisation » semble avant tout financière. Une enquête parue dans le numéro 11 du Crieur, toujours en librairie.

    • C’est que Ground Control s’inscrit plus largement dans une politique foncière en pleine expansion au sein de la SNCF : l’urbanisme transitoire. « Cette démarche dite d’“urbanisme temporaire” ou transitoire est un levier essentiel de valorisation, avance Fadia Karam, directrice du développement de SNCF Immobilier. Cela permet d’intensifier l’usage de nos sites parfois vides et d’éluder des coûts de gardiennage, d’entretien et de sécurité, en limitant la détérioration et l’obsolescence de notre patrimoine. En dotant nos sites de nouveaux usages, nous développons la valeur de nos actifs. »

      icf-habitat

      La stratégie d’urbanisme transitoire du groupe ferroviaire prend naissance en 2013, quand une galerie de street art propose à ICF Habitat, filiale logement de la SNCF, d’investir provisoirement une de ses tours de logement destinée à la démolition. L’initiative, baptisée Tour Paris 13, est une telle réussite – trente mille visiteurs en un mois – que la SNCF entrevoit rapidement dans ce site culturel éphémère un formidable outil de communication sur la future HLM qui s’érigera en lieu et place de la tour. Et, par ricochet, d’augmentation de l’attractivité de ce quartier résidentiel grâce aux artistes graff les plus célèbres de la scène mondiale venus s’approprier l’immeuble en friche.

      Rapidement surnommée la « cathédrale du street art », la tour a été l’objet d’une grande attention médiatique, à l’image de Télérama, qui ira jusqu’à suivre en direct, avec trois caméras, la destruction du bâtiment en 2014. Trois ans plus tard, le même journal publiait un article élogieux sur le nouvel « immeuble HLM à l’architecture délirante » situé dans l’« eldorado parisien du street art ». Une opération de communication bénéficiant à la fois à l’acteur privé – la galerie Itinerrance – et à la SNCF, qui a pu aisément vendre ses logements flambant neufs à un prix lucratif.

      En 2015, deux ans après Tour Paris 13, l’occupation temporaire du dépôt de train de la Chapelle par Ground Control est appréhendée par SNCF Immobilier comme un projet pilote en vue de mieux formaliser sa démarche d’urbanisme transitoire. Après cette expérience concluante de friche culturelle éphémère, la filiale lance en fin d’année un appel à manifestation d’intérêt afin que seize de ses espaces désaffectés soient reconvertis provisoirement en « sites artistiques temporaires ».

      En réinvestissant une deuxième fois le dépôt de la Chapelle en 2016, puis la Halle Charolais de la gare de Lyon, Denis Legat devient, avec son concept Ground Control, le fer de lance de l’urbanisme transitoire prôné par la société nationale des chemins de fer. Au plus grand bonheur de Marie Jorio, cadre développement au sein de SNCF Immobilier qui, à propos du site de la Chapelle, déclare sans ambages : « Avec Ground Control, nous avons fait exister cette adresse plus rapidement et avons créé de l’attractivité : les opérateurs ont envie d’y aller et d’innover ! »

      Aux yeux de la SNCF, la friche culturelle Ground Control a en effet servi d’outil marketing pour mieux promouvoir l’aménagement urbain qui prévoit la construction de cinq cents logements dans ce coin morne du XVIIIe arrondissement. Quant aux visiteurs, ils ont été les cobayes de la future identité urbaine de ce quartier dévitalisé, Ground Control constituant un showroom hype au service du complexe immobilier en devenir. « L’ADN ferroviaire du site du dépôt Chapelle est ressorti très fortement dans l’appétence et le succès du concept, révèle ainsi SNCF Immobilier. Le projet urbain en cours de définition fera revivre cet ADN et cette identité ferroviaire très forte qui constituent un actif immatériel et un capital fort. »

      Le recours aux occupations temporaires pour accroître la valeur financière d’un projet immobilier et préfigurer ses futurs usages est de plus en plus systématique. En janvier 2018, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France avait recensé pas moins de soixante-dix-sept projets d’urbanisme transitoire en région francilienne depuis 2012 – dont plus de la moitié sont en cours. Quatre cinquièmes des propriétaires des sites sont des acteurs publics ( collectivités locales, établissements publics d’aménagement, SNCF, bailleurs sociaux ) et les occupations à dimension culturelle sont largement prédominantes.

      Les pouvoirs publics locaux ont par ailleurs décidé d’accompagner pleinement cette dynamique d’optimisation foncière. Le conseil municipal de Paris et le conseil métropolitain du Grand Paris ont tous deux récemment adopté le vœu qu’à l’avenir, tout projet d’aménagement urbain soit précédé d’une opération d’urbanisme transitoire. De plus, sur la quarantaine de projets d’urbanisme temporaire actuels, vingt-sept sont soutenus par la région Île-de-France dans le cadre de son appel à manifestations d’intérêt sur l’urbanisme transitoire lancé en 2016. Une enveloppe qui s’élève à 3,3 millions d’euros.

      Là encore, malgré les incantations à l’« innovation urbaine » et à la « transition écologique » de cet appel à projets, c’est avant tout l’argument économique qui fait mouche. « Il faut en moyenne douze ans pour qu’une ZAC [ zone d’aménagement concerté ] sorte de terre, avançait l’an dernier Chantal Jouanno, alors vice-présidente de la région. Durant ce laps de temps, les immeubles ne servent à personne, peuvent être squattés et perdre leur valeur. » La nature a horreur du vide. Les édiles parisiens également.
      Espace public, bénéfice privé

      Cultplace et La Lune rousse ne se contentent pas d’accaparer des friches. L’ensemble de leurs sites éphémères et établissements présentent en effet la particularité d’être des espaces hybrides, à la fois publics et privatisables, culturels et commerciaux. Des logiques tout autant artistico-festives que marchandes, qui ont permis aux entrepreneurs culturels de s’approprier une dénomination en vogue : celle de « tiers-lieu ».

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      Conceptualisé par le sociologue américain Ray Oldenburg dans un ouvrage intitulé The Great Good Place ( 1989 ), le tiers-lieu désigne à l’origine les espaces de sociabilité situés en dehors du domicile et du travail, comme les cafés ou les parcs publics. Cette expression aux contours flous a été employée afin de qualifier les premiers fablabs, les hackerspaces et autres jardins urbains partagés. Mais au grand dam des tenants de l’éthique open source et de l’esprit collectif de la débrouille, le terme de tiers-lieu s’est progressivement dénaturé jusqu’à qualifier de facto tout espace hébergeant des activités pluridisciplinaires, gratuites comme lucratives.

      « Je vois nos sites comme des écrins pour l’initiative, pour l’émergence d’envies, s’enflamme ainsi Renaud Barillet. Mais la réalité économique d’un tiers-lieu comme la friche 88 Ménilmontant fait qu’on a besoin de clients. Ce que l’on fabrique, ce sont des initiatives privées mais qui peuvent avoir une quote-part d’intérêt général. »

      Loïc Lorenzini, adjoint au maire du XVIIIe arrondissement chargé des entreprises culturelles, porte néanmoins un autre regard sur l’émergence de ces tiers-lieux. « Ground Control au dépôt de la Chapelle, cela n’a pas été évident avec eux au début, se souvient l’élu. Il y avait un service d’ordre avec des vigiles à l’entrée du lieu, ce qui n’a pas vraiment plu aux habitants du quartier. »

      Sa circonscription héberge actuellement deux sites artistiques temporaires de la SNCF : L’Aérosol – un hangar de fret reconverti en espace dédié au graffiti – et La Station-gare des mines – ancienne gare à charbon devenue salle de concert. Ces deux occupations de sites ferroviaires en friche préfigurent d’importants projets d’aménagement urbain comportant des logements, des bureaux ou encore l’Arena 2, une salle omnisports qui devrait être inaugurée en vue des Jeux olympiques de 2024.

      « Ces entreprises culturelles sont venues bousculer la vision classique de la culture, c’est-à-dire une vision subventionnée, avance Loïc Lorenzini. L’enjeu avec ces tiers-lieux, c’est qu’ils ne deviennent pas le cache-sexe de projets privés urbanistiques. Notre rôle est de rappeler que dans un arrondissement populaire comme le XVIIIe, il y a des enjeux locaux forts, telle la gentrification. »

    • Dernier avatar en date des tiers-lieux culturels qui foisonnent dans la capitale, La Recyclerie se présente comme « une start-up innovante qui réinvente le concept du tiers-lieu ( ni la maison ni le travail ) et fédère un large public sur le thème de l’écoresponsabilité ». Inauguré en 2014, cet établissement, composé d’un café-cantine, d’un atelier de réparation et d’une mini-ferme urbaine, est implanté au sein d’une station de train désaffectée de la Petite Ceinture, la gare Ornano, au nord du XVIIIe arrondissement.

      Les quais de la gare désaffectée du boulevard Ornano sur la ligne de Petite Ceinture. Les quais de la gare désaffectée du boulevard Ornano sur la ligne de Petite Ceinture.

      Un emplacement loin d’être anodin : la station à l’abandon se situe en effet porte de Clignancourt, à deux pas des échoppes discount des puces de Saint-Ouen, de la préfecture de police chargée des demandes d’asile de la capitale et d’un bidonville de Roms installé en contrebas de l’ancienne voie ferrée. Un carrefour où vendeurs à la sauvette, chiffonniers et migrants tentent de survivre par l’économie informelle.

      Malgré le fait qu’un tiers-lieu culturel ne soit pas de prime abord le projet urbain le plus pertinent en termes de besoins sociaux dans ce quartier populaire, « le maire de l’époque, Daniel Vaillant, a personnellement appuyé notre dossier, dévoile Marion Bocahut, présentée comme cheffe de projet écoculturel du lieu. La mairie du XVIIIe n’avait pas les moyens financiers d’acheter la gare Ornano, nous avons donc racheté l’intérieur du bâtiment ».

      La Recyclerie appartient à Sinny & Ooko, une société « créatrice de tiers-lieux et d’événements » dirigée par Stéphane Vatinel. Figure du milieu de la nuit, connu pour avoir fondé en 1992 le Glaz’art, un club électro emblématique installé dans un ancien dépôt de bus, l’entrepreneur a repris de 2003 à 2008 les rênes du Divan du monde, salle de spectacle historique de Pigalle.

      Par l’intermédiaire de son entreprise, ce quinquagénaire hyperactif est aujourd’hui l’exploitant de La Machine du Moulin rouge, l’incontournable discothèque techno du nord de la capitale, et du Pavillon des canaux, une bâtisse abandonnée sur les bords du bassin de la Villette réhabilitée en coffice – mi-café, mi-espace de travail.

      Quand il rachète la gare Ornano pour installer son tiers-lieu empreint « des valeurs collaboratives et du Do It Yoursef », Stéphane Vatinel fait appel à son ami Olivier Laffon, qui s’investit financièrement dans l’opération. Cet ancien magnat de l’immobilier devenu millionnaire a été le promoteur de mégacentres commerciaux, à l’instar de Bercy Village, Vélizy 2 ou Plan de campagne dans les Bouches-du-Rhône. Mais avec sa holding C Développement, Olivier Laffon s’est reconverti dans l’entreprenariat social.

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      Sa réalisation la plus célèbre demeure le Comptoir général, un ancien entrepôt au bord du canal Saint-Martin reconverti en 2009 en bar et « espace événementiel écosolidaire » à l’ambiance exotique. Devenu une référence quasi caricaturale du « Paris branché », le Comptoir général a fait appel jusqu’en 2013 aux services de Sinny & Ooko afin de développer et d’animer sa programmation. Une alliance pérenne entre les deux hommes d’affaires puisque C Développement avait précédemment investi dans le rachat du Divan du monde et dans La Machine du Moulin rouge, établissements gérés par Stéphane Vatinel…

      Pour les événements écoculturels de La Recyclerie, Sinny & Ooko a fait appel à un partenaire des plus édifiants : la fondation Veolia. L’entreprise du CAC 40, connue pour être le géant mondial de la privatisation de l’eau, finance en effet en grande partie la programmation du lieu et est partenaire de son cycle de conférences sur l’économie circulaire. La bibliothèque de La Recyclerie a de surcroît été ouverte avec des livres offerts par la multinationale. « Veolia nous accompagne aussi dans notre développement, notamment avec Scale up ( “changement d’échelle” ), un programme de l’Essec Business School qui nous a permis de savoir comment dupliquer un lieu comme La Recyclerie », détaille Marion Bocahut.

      Le concept de La Recyclerie a effectivement depuis peu changé d’échelle. Sinny & Ooko a inauguré en août dernier un nouveau tiers-lieu écoculturel baptisé la Cité fertile. Ici, comme pour Ground Control, SNCF Immobilier a fait signer à Sinny & Ooko, à l’aune de son appel à projets sur l’urbanisme transitoire, une convention d’occupation de trois ans de son ancienne gare de fret basée à Pantin. « Nous sommes là pour opérer une transition entre une gare de marchandises et le futur écoquartier de la ville de Pantin », assume Clémence Vazard, cheffe du projet de la Cité fertile.

      L’écoquartier prévoit mille cinq cents logements et près de cent mille mètres carrés de bureaux et de locaux commerciaux. Une opération foncière des plus rentables pour SNCF Immobilier et les promoteurs. Surnommée la « Brooklyn parisienne », Pantin constitue depuis peu un eldorado de la spéculation immobilière : l’ancienne cité industrielle a vu flamber de 15 % en cinq ans le prix du mètre carré, un record parmi les villes de la petite couronne parisienne.

      En attendant, sur près d’un hectare, la Cité fertile veut « explorer et imaginer la ville de demain » en attirant un million de curieux par an avec ses ateliers, ses conférences et sa cantine approvisionnée en circuits courts. Clémence Vazard explique que l’équipe a consulté la municipalité de Pantin afin d’« identifier les acteurs locaux et demander leurs contacts ». Parmi la cinquantaine de personnes salariées sur le site, une seule pourtant se consacre à cette ouverture sur les Pantinois. « En tout cas, si on a un partenariat comme Veolia qui peut se présenter, ce serait le meilleur pour nous », souligne la cheffe de projet. Avant de préciser : « Sinny & Ooko possède l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale ( Esus ), en aucun cas nous ne faisons du greenwashing. »

      L’originalité de cette friche éphémère réside cependant ailleurs. La Cité fertile héberge en effet depuis septembre le « campus des tiers-lieux », école de formation et incubateur d’entreprises dont le but est de développer les tiers-lieux culturels en tant que modèles économiques d’avenir. « Depuis l’an dernier, Sinny & Ooko est certifié comme organisme de formation. Nous proposons un module pour apprendre à être responsable de tiers-lieu culturel, détaille Clémence Vazard. Nous avons déjà formé une soixantaine de personnes, dont certaines ont récemment monté leur propre tiers-lieu à Montreuil – la Maison Montreau – ou à Niamey, au Niger – L’Oasis, un espace de coworking parrainé par Veolia. »

      Selon les formateurs Sinny & Ooko, le tiers-lieu culturel est un modèle démultipliable à souhait, telle une unité standardisée qui se résume, selon sa plaquette de présentation, à un « HCR [ hôtel café restaurant ] à portée culturelle », où une activité économique « socle » de bar-restauration permet de financer une programmation qui fait vivre le lieu.
      Friche partout, créativité nulle part

      En moins de cinq ans, Cultplace, La Lune rousse et Sinny & Ooko ont édifié un véritable petit empire économique en Île-de-France. Elles ont même l’ambition de s’implanter durablement à travers l’Hexagone en reproduisant des fac-similés de leurs tiers-lieux respectifs. Renaud Barillet a ainsi récemment remporté deux appels à projets à Bordeaux et un autre à Lyon afin d’édifier « des projets très proches en termes d’ADN et de ventilation des espaces de ce qu’est La Bellevilloise ».

      En Charente-Maritime, à Rochefort, Cultplace est en train de mettre sur pied Grand foin, « une déclinaison rurale de La Bellevilloise », aux dires de Renaud Barillet. Par ailleurs, depuis 2016, Denis Legat et son équipe débarquent chaque été aux Rencontres de la photographie d’Arles, où ils investissent un ancien hangar de la SNCF avec leur habituelle formule Ground Control.

      Stéphane Vatinel, quant à lui, doit ouvrir d’ici 2023 La Halle aux Cheminées, un tiers-lieu dans une ancienne friche militaire de Toulouse dont le concept n’est autre qu’un copier-coller de La Recyclerie. Autant de jalons d’une hégémonie économico-culturelle dont se défend du bout des lèvres Renaud Barillet : « C’est vrai que ceux qui ont commencé à réaliser des tiers-lieux arrivent aujourd’hui à se développer et je pense que pour un nouveau venu, ce n’est pas si simple. Les appels d’offres demeurent très économiques et orientés vers l’immobilier. »

      Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation. À Paris, en plus du Poinçon, la gare de Montrouge rénovée par Cultplace, et de La Recyclerie, ex-gare Ornano, la plupart des seize stations de la Petite Ceinture deviendront des tiers-lieux, à l’instar du Hasard ludique, « lieu culturel hybride » niché porte de Saint-Ouen, ou de La Gare-jazz à la Villette – en lieu et place de l’ancien squat artistique Gare aux gorilles.

      La gare Masséna vue depuis la rue Regnault. La gare Masséna vue depuis la rue Regnault.

      Dans le cadre de Réinventer Paris, l’ancienne gare Masséna sera quant à elle réhabilitée en « lieu de vie et de proximité » d’ici 2019 avec bar et cantine, ferme urbaine, boutiques bio, espaces artistico-culturels et bureaux. Enfin, Stéphane Vatinel a l’an dernier remporté l’exploitation de deux sites en friche grâce à Réinventer la Seine, un appel à projets visant à « la construction d’un territoire métropolitain évident et d’envergure internationale ». Une usine désaffectée à Ivry et l’ancien tribunal de Bobigny seront ainsi, à l’horizon 2022, reconvertis tous deux en tiers-lieux écoculturels estampillés Sinny & Ooko.

      À cette dynamique de duplication des tiers-lieux s’ajoutent les dizaines de terrasses temporaires qui essaiment chaque été dans les interstices urbains de la capitale, à l’image de la Base Filante, une friche éphémère de trois mille mètres carrés qui a ouvert ses portes en juillet dernier à deux pas du Père-Lachaise. L’initiative est portée par quatre collectifs, dont certains ont déjà pris part à la conception d’une autre terrasse temporaire, la friche Richard Lenoir, ou à l’aménagement de La Station-gare des mines.

      Au programme de la Base Filante, le sempiternel quatuor bières artisanales, cours de yoga, tables de ping-pong et musique électronique. « On assiste à une sorte de standardisation qui annihile toute créativité : tout espace en friche se voit devenir un lieu éphémère avec un bar et des transats, s’alarme Quentin, du collectif Droit à la ( Belle )ville. La créativité s’arrête dès qu’il y a une tireuse à bière artisanale… »

      Enfin, la mise en avant quasi généralisée de l’imaginaire « squat », via la scénographie récup’ et DIY, comme à travers la rhétorique de l’alternative et du collaboratif dans la communication de ces lieux festifs, participe également à cette uniformisation des sites culturels. « Ces friches font croire à une fausse occupation de l’espace alors qu’il y a des vigiles à l’entrée, fulmine Quentin. On vend de faux espaces de liberté où on dit aux gens ce qu’ils doivent consommer et où. »

      Pour les chercheuses Juliette Pinard et Elsa Vivant, « cette esthétique du squat […], donnant la part belle aux atmosphères brutes et industrielles, participe à la mise en scène de ces lieux temporaires en tant qu’“espaces alternatifs” et expérience singulière ». En institutionnalisant les occupations transitoires, les friches culturelles éphémères ont réussi le tour de force de neutraliser la portée subversive des squats artistiques, qui contestaient la propriété privée en privilégiant le droit d’usage, tout en s’appropriant leurs codes esthétiques.

      « Et le squat devient fréquentable », titrait ainsi Télérama en avril dernier à propos des occupations transitoires après que Libération eut publié sur son blog Enlarge Your Paris un entretien intitulé « Les friches font entrer les villes dans l’ère des squats légaux ».

      Dans le quartier Darwin. Dans le quartier Darwin.

      Le phénomène des friches culturelles se circonscrit de moins en moins à la région Île-de-France. À Bordeaux, les instigateurs du site culturel Darwin Écosystème, installé depuis 2009 dans l’ancienne caserne Niel et qui se présente comme un « lieu d’hybridation urbaine mêlant activités économiques et initiatives citoyennes », ne se sont jamais cachés de s’être inspirés directement de La Bellevilloise. Le promoteur immobilier Résiliance a de son côté mis à disposition un terrain vague de vingt hectares situé au nord de Marseille à Yes We Camp, un collectif de cinquante salariés spécialisé dans la création de friches culturelles éphémères, à Paris comme à Roubaix.

      Depuis cette année, la vaste parcelle en jachère accueille un « parc métropolitain d’un nouveau genre, à la fois lieu de vie, de mémoire, de pratiques culturelles et sportives ». Le site, baptisé Foresta, est inséré dans un projet d’aménagement porté par Résiliance et articulé autour d’un immense entrepôt commercial réservé aux grossistes du marché textile chinois.

      Quant aux anciens abattoirs de Rezé, dans l’agglomération nantaise, ils hébergent depuis juillet dernier Transfert, trois hectares de friche culturelle définie par ses concepteurs comme un « espace qui se mue en un lieu de transition où l’on imagine, invente et fabrique ensemble un lieu de vie qui questionne la ville de demain ». L’occupation provisoire durera cinq ans, le temps nécessaire à accroître l’attractivité et la valeur immobilière de ce no man’s land qui doit accueillir un gigantesque projet d’aménagement urbain prévoyant trois mille logements.

      Cette politique de l’éphémère à fin mercantile semble ainsi définitivement être sur les rails qui la conduiront à se pérenniser et à s’étendre à l’ensemble du territoire. « Nous avons désormais un vivier de porteurs de projets qui nous sollicitent, affirme Charlotte Girerd, de SNCF Immobilier. Depuis 2015, une vingtaine de projets d’urbanisme transitoire ont été mis en œuvre. Notre ambition est que d’ici 2019-2020, deux à trois sites répondant à la démarche d’urbanisme transitoire soient lancés chaque année, avec la volonté de travailler de plus en plus hors d’Île-de-France. »

      Une filiale de la SNCF à la manœuvre d’opérations immobilières spéculatives, des collectivités publiques au service du développement économique, des entreprises culturelles de plus en plus hégémoniques… Si les friches culturelles viennent « questionner la ville de demain », elles soulèvent aussi une tout autre question : comment faire exister une politique culturelle affranchie de toute logique économique ?

    • L’envers des friches culturelles | Mickaël Correia
      https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/231218/l-envers-des-friches-culturelles

      ( ai manqué publié un doublon ; j’ajoute ici pour mémoire l’ensemble de l’article et des #)

      MICKAËL CORREIA
      Terrains vagues, bâtiments désaffectés, rails à l’abandon… Un peu partout en France, ces espaces qui faisaient auparavant l’objet d’occupations illégales sont convertis en #lieux_culturels par une poignée d’#entrepreneurs ambitieux. Ces sites se présentent comme « engagés » et participant à la revalorisation de quartiers dépréciés. Mais cette « valorisation » semble avant tout financière. Une enquête parue dans le numéro 11 du Crieur, toujours en librairie.

      En haut de la rue de Ménilmontant, dans l’Est parisien, une palissade court le long du numéro 88. Pour les passants, impossible de deviner ce que cachent ces hautes planches de bois. Mais depuis l’an dernier, le 88 ouvre ses portes dès les prémices de l’été. Et il suffit de montrer patte blanche à un vigile nonchalant pour y découvrir une vaste friche réhabilitée en terrasse éphémère.

      Tables et chaises de guingois, mobilier en palettes de chantier et buvette en pin, décoration de bric et de broc, fresques street art… Tout respire l’esthétique récup’ et Do It Yourself. Sous la chaleur écrasante, certains sont avachis sur une chaise longue et sirotent une bière. D’autres s’adonnent paresseusement à une partie de ping-pong sur fond de musique électro.
      Durant tout l’été, dans cette scénographie naviguant entre squat urbain et guinguette, la #friche dénommée sobrement 88 Ménilmontant propose pêle-mêle initiations au yoga, ateliers de sophrologie ou performances artistiques. Entre deux palmiers en pot et une « fresque végétale collaborative », quelques rares graffitis semblent avoir été tracés bien avant la réhabilitation de cet espace en jachère. « Ce sont de vieux graffs qu’on pourrait presque qualifier d’historiques, assure une habitante du quartier. Avant, il y avait un squat d’artistes ici et tout a été rasé ! »

      À peine quatre ans auparavant, en lieu et place du 88 Ménilmontant, se dressaient d’anciens ateliers d’artisans miroitiers. Occupé depuis 1999 par un collectif libertaire, le bâtiment, rebaptisé La Miroiterie, était au fil des ans devenu un #squat incontournable de la scène musicale underground parisienne. Ses concerts éclectiques – hip-hop francilien, punk suédois, rap libanais, sans compter les interminables jam-sessions jazz du dimanche – attiraient chaque semaine un public bigarré.

      Certes, le lieu commençait à être insalubre, la qualité sonore n’était pas toujours au rendez-vous et les murs tagués sentaient la bière éventée. Mais comme le soulignent Emy Rojas et Gaspard Le Quiniou, qui y ont organisé une trentaine de concerts sous l’étiquette Arrache-toi un œil, « en passant le portail du squat, il y avait une sensation de liberté difficile à retrouver dans des lieux plus institutionnels ». Avec ses soirées à prix modiques, ses ateliers d’artistes indépendants et ses stands proposant fanzines et autres disques autoproduits, cet espace autogéré incarnait un îlot de #contre-culture mythique bien au-delà des frontières de la capitale.

      En avril 2014, l’effondrement d’un mur vétuste lors d’un concert sonne le glas de cette aventure singulière. Menacés d’expulsion depuis 2009 par un promoteur immobilier ayant acquis la parcelle, les occupants de La Miroiterie sont évacués sans ménagement ni projet de relogement, et ce malgré quinze années d’animation du quartier et le soutien de nombreux habitants.

      À deux pas de l’ex-Miroiterie siège l’imposante Bellevilloise. Fort de ses deux mille mètres carrés de salle de concert, d’espace d’exposition et de restaurant, cet établissement culturel est aujourd’hui l’un des repaires incontournables du Paris branché. Chaque année, le site accueille près de deux cent mille visiteurs qui viennent clubber ou applaudir des groupes estampillés « musique du monde ». À ces activités festives s’ajoutent des débats publics, avec parfois des invités de prestige comme Edgar Morin ou Hubert Reeves, et des soirées privées de grandes entreprises telles que Chanel et BNP Paribas.

      La façade de La Bellevilloise à Paris.

      Plus qu’un temple dédié à la #culture et aux grands événements parisiens, La Bellevilloise est aussi la figure de proue des friches urbaines reconverties en sites culturels. Ancienne coopérative ouvrière de consommation créée peu de temps après la Commune, bastion militant où Jean Jaurès tenait ses rassemblements, l’immeuble à l’abandon, qui hébergea après guerre une caisse de retraites, a été racheté au début des années 2000. À la manœuvre de cette opération immobilière, un trio de jeunes entrepreneurs issus du monde du spectacle et de la publicité. « Nous étions assez pionniers à l’époque. Mobiliser une surface aussi importante sur Paris pour des activités culturelles, c’était novateur », reconnaît Renaud Barillet, l’un des trois fondateurs et directeur général associé de La Bellevilloise.

      Quand le site est inauguré en 2006, le chef d’entreprise est pleinement dans l’air du temps. Motrice de nombreuses occupations illégales de friches industrielles, la vague techno qui a submergé l’Europe à la fin des années 1980 est alors en train de progressivement s’éteindre. Les warehouses berlinoises, ces entrepôts désaffectés investis le temps d’une soirée clandestine, se transforment en clubs électros commerciaux. À Paris, l’organisation en 2001 d’une fête techno sauvage dans l’ancienne piscine désaffectée Molitor, en plein XVIe arrondissement, marque le chant du cygne des free parties urbaines.

      La façade de La Condition publique à Roubaix.

      Le tournant des années 2000 voit dès lors les débuts de la réhabilitation des lieux industriels en #espaces_culturels. L’ancien marché couvert Sainte-Marie à Bruxelles est reconverti en 1997 en complexe culturel baptisé Les Halles de Schaerbeek. De son côté, la manifestation Lille 2004 Capitale européenne de la culture fait émerger nombre d’établissements dans des usines abandonnées par l’industrie textile locale. « Nous nous sommes inspirés de La Condition publique, un lieu culturel installé dans un ancien entrepôt de laine à Roubaix depuis Lille 2004, mais aussi de ce que fabriquait Fazette Bordage, la créatrice du Confort moderne à Poitiers, première friche culturelle en France », détaille Renaud Barillet.

      Du point de vue de l’équipe de La Bellevilloise, se pencher sur le 88 de la rue de Ménilmontant était une démarche des plus évidente. « Nous avons toujours été préoccupés par ce que La Miroiterie allait devenir, car un squat, par définition, c’est éphémère, explique l’entrepreneur. Comme elle est située juste derrière La Bellevilloise, nous nous sommes dit que si une opération immobilière se préparait, il fallait être attentif à l’ensemble architectural, aux problèmes de nuisances sonores, etc. »

      Ayant eu vent de ce que le récent propriétaire du lieu voulait édifier un immeuble d’un seul tenant, les dirigeants de La Bellevilloise interpellent Bertrand Delanoë, à l’époque maire de la capitale. À peine quelques mois plus tard, #Paris_Habitat, bailleur social de la ville de Paris, rachète le lot immobilier et un projet de réhabilitation est ficelé avec Renaud Barillet et ses comparses : côté rue, des logements étudiants avec, au rez-de-chaussée, sept ateliers-boutiques d’artistes design. En fond de cour, l’entrepreneur a prévu « une fabrique d’image et de son [ un studio de production et une salle de concert – ndlr ], des espaces de coworking, des bureaux et un spa à dimension artistique ».

      Bertrand Delanoë en 2010.

      Partant, l’ancienne Miroiterie est démolie. Afin de rentabiliser cette friche et d’engranger des recettes qui serviront à la construction du nouvel établissement (dont l’ouverture est prévue en 2021), l’équipe a mis sur pied une terrasse éphémère dès le printemps 2017. Bien éloigné des visées culturelles à but non lucratif de La Miroiterie, le 88 Ménilmontant n’est pas sans susciter l’ire des riverains et des anciens occupants du squat.

      Figure historique de La Miroiterie, Michel Ktu déclare ainsi par voie de presse : « Ils montent des salles en piquant nos idées parce qu’eux n’en ont pas. Ils récupèrent un décor de squat, mettent des câbles électriques apparents, des trous dans le mur, des canapés défoncés et des graffs, mais ils ne savent pas accueillir les gens ni les artistes. » « Il y a une surface vide, autant qu’elle soit utilisée, se défend Renaud Barillet. Quant à la forme “transat et tireuses à bière”, on ne va pas réinventer l’eau chaude : c’est un modèle basique et provisoire. »

      Faire du blé sur les friches

      Renaud Barillet n’en est pas à son galop d’essai. Avec son acolyte, Fabrice Martinez, également cofondateur de La Bellevilloise et ancien chef de publicité chez Nike et Canal+, il a récemment créé le groupe Cultplace, qui s’affiche comme une « fabrique de lieux de vie à dimension culturelle ». Les ambitieux entrepreneurs ont ainsi reconverti en 2013 un coin des halles de La Villette, anciens abattoirs aux portes de la capitale rénovés au début des années 2000. Dans cet écrin de métal et de verre appartenant au patrimoine public, ils ont conçu un restaurant-scène de jazz baptisé La Petite Halle.

      La rotonde du bassin de la Villette.

      Au sud du bassin de la Villette, La Rotonde, ex-barrière d’octroi du nord de Paris datant du XVIIIe siècle, a quant à elle été réhabilitée par ces businessmen en Grand Marché Stalingrad, hébergeant des « comptoirs food », un concept-store design et un club. Le bâtiment, alors à l’abandon, avait été restauré à l’initiative de la ville de Paris en 2007.

      Durant la seule année 2018, deux friches industrielles reconverties en site culturel ont ouvert sous la houlette de #Cultplace. L’ancienne gare désaffectée de Montrouge-Ceinture a été confiée par Paris Habitat et la mairie du XIVe arrondissement à Renaud Barillet afin d’être rénovée en café-restaurant culturel. Sur les bords du canal de l’Ourcq, à Pantin, les gigantesques Magasins généraux ont été quant à eux réhabilités en 2016. Longtemps surnommés le « grenier de Paris », ces entrepôts stockaient auparavant les grains, farines et charbons qui approvisionnaient la capitale.

      Si l’immeuble de béton accueille depuis peu le siège du géant de la publicité BETC, Cultplace y a niché à ses pieds Dock B – le B faisant référence à La Bellevilloise –, mille deux cents mètres carrés de cafés-comptoirs, scène artistique et terrasse qui devraient être inaugurés à la rentrée 2018. « Tous nos lieux sont indépendants, car nous ne sommes pas sous tutelle publique ni même subventionnés, insiste Renaud Barillet. Nous ne dépendons pas d’un grand groupe ou d’un seul investisseur. »

      Logo de CultPlace.

      Cultplace n’est cependant pas la seule entreprise partie à la conquête des friches industrielles de la métropole parisienne. En vue de concevoir et d’animer le Dock B, Renaud Barillet s’est associé à l’agence Allo Floride. Avec La Lune rousse, une société organisatrice d’événementiels, cette dernière a été à l’initiative de Ground Control, un bar temporaire inauguré en 2014 à la Cité de la mode et du design. Depuis cette première expérience lucrative, La Lune rousse s’est fait une spécialité : l’occupation provisoire, sous l’étiquette Ground Control, de sites désaffectés appartenant à la SNCF.

      Ainsi, en 2015, quatre mille mètres carrés du dépôt ferroviaire de la Chapelle, dans le XVIIIe arrondissement, ont été mis à disposition de l’entreprise le temps d’un été afin de le reconvertir en « bar éphémère, libre et curieux ». La manifestation s’est révélée si fructueuse en termes d’affluence qu’elle a été renouvelée l’année suivante par la SNCF, attirant quatre cent mille personnes en cinq mois.

      Espace insolite chargé d’histoire industrielle, musique électro, transats, ateliers de yoga, comptoirs food et esthétique récup’, le concept Ground Control utilise exactement les mêmes ficelles que Cultplace pour produire ses friches culturelles. Quitte à réemployer les mêmes éléments de langage. Se définissant ainsi comme un « lieu de vie pluridisciplinaire » ou comme une « fabrique de ville, fabrique de vie », Ground Control, couronné de son succès, a pris place depuis 2017 au sein de la Halle Charolais, un centre de tri postal de la SNCF situé près de la gare de Lyon. Un million de visiteurs annuels sont cette fois-ci attendus dans le hangar à l’abandon.

      Ouvertes en février, la « Halle à manger », qui peut servir trois cents couverts par jour, les boutiques et les galeries-ateliers de Ground Control se réclament toutes d’un commerce équitable ou bio. Et si, sur la cinquantaine de #salariés sur le site, quarante-deux sont employés en tant que #saisonniers, ce « laboratoire vivant d’utopie concrète », aux dires de ses créateurs, n’hésite pas à s’afficher comme un « lieu engagé » accueillant tous ceux qui sont en « mal de solidarité ».

      Toutefois, Denis Legat, directeur de La Lune rousse, ne s’est pas seulement attelé à la réhabilitation d’une jachère urbaine en friche culturelle « alternative et indépendante ». Depuis plus de vingt ans, cet homme d’affaires s’est solidement implanté dans le business de l’organisation des soirées d’entreprise. Sa société compte à son actif la mise en œuvre de la Nuit électro SFR (si_ c)_ au Grand Palais, afin de « célébrer l’arrivée de la 4G à Paris », ou encore la privatisation de la salle Wagram lors d’une soirée Bouygues Bâtiment.

      Récemment, La Lune rousse a conçu un « bar à cocktail domestique et connecté » pour le groupe Pernod Ricard, présenté lors d’un salon high-tech à Las Vegas, et scénographié la summer party de Wavestone, un cabinet de conseil en entreprise coté en bourse. Des clients et des événements bien éloignés des « initiatives citoyennes, écologiques et solidaires » brandies par Ground Control…

      Malgré l’ambivalence éthique de La Lune rousse, la SNCF s’est très bien accommodée de cette entreprise acoquinée avec les fleurons du secteur privé français pour occuper plusieurs de ses friches. « Ce sont des lieux qui nous appartiennent et que nous ne pouvons pas valoriser immédiatement, justifie Benoît Quignon, directeur général de SNCF Immobilier, la branche foncière du groupe. Nous choisissons donc de les mettre à disposition d’acteurs qui se chargent de les rendre vivants. »

      En faisant signer à La Lune rousse une convention d’occupation temporaire de la Halle Charolais jusque début 2020, l’objectif de SNCF Immobilier est assurément de rentabiliser financièrement cet espace vacant sur lequel un programme urbain dénommé « Gare de Lyon-Daumesnil » prévoit la création de six cents logements, de bureaux et d’équipements publics d’ici 2025.

      C’est que #Ground_Control s’inscrit plus largement dans une politique foncière en pleine expansion au sein de la SNCF : l’#urbanisme_transitoire. « Cette démarche dite d’“urbanisme temporaire” ou transitoire est un levier essentiel de valorisation, avance Fadia Karam, directrice du développement de SNCF Immobilier. Cela permet d’intensifier l’usage de nos sites parfois vides et d’éluder des coûts de #gardiennage, d’entretien et de #sécurité, en limitant la détérioration et l’obsolescence de notre patrimoine. En dotant nos sites de nouveaux usages, nous développons la valeur de nos actifs. »

      La stratégie d’urbanisme transitoire du groupe ferroviaire prend naissance en 2013, quand une galerie de street art propose à ICF Habitat, filiale logement de la SNCF, d’investir provisoirement une de ses tours de logement destinée à la démolition. L’initiative, baptisée Tour Paris 13, est une telle réussite – trente mille visiteurs en un mois – que la SNCF entrevoit rapidement dans ce site culturel éphémère un formidable outil de #communication sur la future HLM qui s’érigera en lieu et place de la tour. Et, par ricochet, d’augmentation de l’attractivité de ce quartier résidentiel grâce aux artistes graff les plus célèbres de la scène mondiale venus s’approprier l’immeuble en friche.

      Rapidement surnommée la « cathédrale du #street_art », la tour a été l’objet d’une grande attention médiatique, à l’image de Télérama, qui ira jusqu’à suivre en direct, avec trois caméras, la destruction du bâtiment en 2014. Trois ans plus tard, le même journal publiait un article élogieux sur le nouvel « immeuble HLM à l’architecture délirante » situé dans l’« #eldorado parisien du street art ». Une opération de communication bénéficiant à la fois à l’acteur privé – la galerie Itinerrance – et à la SNCF, qui a pu aisément vendre ses logements flambant neufs à un prix lucratif.

      En 2015, deux ans après Tour Paris 13, l’occupation temporaire du dépôt de train de la Chapelle par Ground Control est appréhendée par SNCF Immobilier comme un projet pilote en vue de mieux formaliser sa démarche d’urbanisme transitoire. Après cette expérience concluante de friche culturelle éphémère, la filiale lance en fin d’année un appel à manifestation d’intérêt afin que seize de ses espaces désaffectés soient reconvertis provisoirement en « sites artistiques temporaires ».

      En réinvestissant une deuxième fois le dépôt de la Chapelle en 2016, puis la Halle Charolais de la gare de Lyon, Denis Legat devient, avec son concept Ground Control, le fer de lance de l’urbanisme transitoire prôné par la société nationale des chemins de fer. Au plus grand bonheur de Marie Jorio, cadre développement au sein de SNCF Immobilier qui, à propos du site de la Chapelle, déclare sans ambages : « Avec Ground Control, nous avons fait exister cette adresse plus rapidement et avons créé de l’attractivité : les opérateurs ont envie d’y aller et d’innover ! »

      Aux yeux de la SNCF, la friche culturelle Ground Control a en effet servi d’outil #marketing pour mieux promouvoir l’#aménagement_urbain qui prévoit la construction de cinq cents logements dans ce coin morne du XVIIIe arrondissement. Quant aux visiteurs, ils ont été les cobayes de la future identité urbaine de ce quartier dévitalisé, Ground Control constituant un showroom hype au service du complexe immobilier en devenir. « L’ADN ferroviaire du site du dépôt Chapelle est ressorti très fortement dans l’appétence et le succès du concept, révèle ainsi SNCF Immobilier. Le projet urbain en cours de définition fera revivre cet ADN et cette identité ferroviaire très forte qui constituent un actif immatériel et un capital fort. »

      Le recours aux occupations temporaires pour accroître la valeur financière d’un projet immobilier et préfigurer ses futurs usages est de plus en plus systématique. En janvier 2018, l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France avait recensé pas moins de soixante-dix-sept projets d’urbanisme transitoire en région francilienne depuis 2012 – dont plus de la moitié sont en cours. Quatre cinquièmes des propriétaires des sites sont des acteurs publics ( collectivités locales, établissements publics d’aménagement, SNCF, bailleurs sociaux ) et les occupations à dimension culturelle sont largement prédominantes.

      Les pouvoirs publics locaux ont par ailleurs décidé d’accompagner pleinement cette dynamique d’optimisation foncière. Le conseil municipal de Paris et le conseil métropolitain du Grand Paris ont tous deux récemment adopté le vœu qu’à l’avenir, tout projet d’aménagement urbain soit précédé d’une opération d’urbanisme transitoire. De plus, sur la quarantaine de projets d’urbanisme temporaire actuels, vingt-sept sont soutenus par la région Île-de-France dans le cadre de son appel à manifestations d’intérêt sur l’urbanisme transitoire lancé en 2016. Une enveloppe qui s’élève à 3,3 millions d’euros.

      Là encore, malgré les incantations à l’« innovation urbaine » et à la « transition écologique » de cet appel à projets, c’est avant tout l’argument économique qui fait mouche. « Il faut en moyenne douze ans pour qu’une ZAC [ zone d’aménagement concerté ] sorte de terre, avançait l’an dernier Chantal Jouanno, alors vice-présidente de la région. Durant ce laps de temps, les immeubles ne servent à personne, peuvent être squattés et perdre leur valeur. » La nature a horreur du vide. Les édiles parisiens également.

      Espace public, bénéfice privé

      Cultplace et La Lune rousse ne se contentent pas d’accaparer des friches. L’ensemble de leurs sites éphémères et établissements présentent en effet la particularité d’être des espaces hybrides, à la fois publics et privatisables, culturels et commerciaux. Des logiques tout autant artistico-festives que marchandes, qui ont permis aux entrepreneurs culturels de s’approprier une dénomination en vogue : celle de « #tiers-lieu ».

      Conceptualisé par le sociologue américain Ray Oldenburg dans un ouvrage intitulé The Great Good Place ( 1989 ), le tiers-lieu désigne à l’origine les espaces de sociabilité situés en dehors du domicile et du travail, comme les cafés ou les parcs publics. Cette expression aux contours flous a été employée afin de qualifier les premiers fablabs, les hackerspaces et autres jardins urbains partagés. Mais au grand dam des tenants de l’éthique open source et de l’esprit collectif de la débrouille, le terme de tiers-lieu s’est progressivement dénaturé jusqu’à qualifier de facto tout espace hébergeant des activités pluridisciplinaires, gratuites comme lucratives.

      « Je vois nos sites comme des écrins pour l’initiative, pour l’émergence d’envies, s’enflamme ainsi Renaud Barillet. Mais la réalité économique d’un tiers-lieu comme la friche 88 Ménilmontant fait qu’on a besoin de clients. Ce que l’on fabrique, ce sont des initiatives privées mais qui peuvent avoir une quote-part d’intérêt général. »

      Loïc Lorenzini, adjoint au maire du XVIIIe arrondissement chargé des entreprises culturelles, porte néanmoins un autre regard sur l’émergence de ces tiers-lieux. « Ground Control au dépôt de la Chapelle, cela n’a pas été évident avec eux au début, se souvient l’élu. Il y avait un #service d’ordre avec des #vigiles à l’entrée du lieu, ce qui n’a pas vraiment plu aux habitants du quartier. »

      Sa circonscription héberge actuellement deux sites artistiques temporaires de la SNCF : L’Aérosol – un hangar de fret reconverti en espace dédié au graffiti – et La Station-gare des mines – ancienne gare à charbon devenue salle de concert. Ces deux occupations de sites ferroviaires en friche préfigurent d’importants projets d’aménagement urbain comportant des logements, des bureaux ou encore l’Arena 2, une salle omnisports qui devrait être inaugurée en vue des Jeux olympiques de 2024.

      « Ces entreprises culturelles sont venues bousculer la vision classique de la culture, c’est-à-dire une vision subventionnée, avance Loïc Lorenzini. L’enjeu avec ces tiers-lieux, c’est qu’ils ne deviennent pas le cache-sexe de projets privés urbanistiques. Notre rôle est de rappeler que dans un arrondissement populaire comme le XVIIIe, il y a des enjeux locaux forts, telle la gentrification. »

      Les friches culturelles, têtes de pont de la gentrification ? C’est justement ce que dénonce le collectif d’habitants Droit à la (Belle)ville, créé en 2015 dans l’est de Paris. « Ces tiers-lieux excluent symboliquement les #habitants les plus #précaires du quartier, fustige Claudio, l’un des membres de l’association. On autorise temporairement des occupations de friche par des acteurs privés mais en parallèle, dès qu’il y a une occupation informelle de l’espace public à Belleville, comme quand, encore récemment, des jeunes font un barbecue improvisé dans la rue ou des militants organisent un marché gratuit, la police est systématiquement envoyée. »
      Et Quentin, également du collectif, d’ajouter : « Pour ces entrepreneurs et pour les élus, les artistes ne sont que des créateurs de valeur. Les sites culturels qui les hébergent participent à changer l’image de notre quartier, à le rendre plus attractif pour les populations aisées. Ce sont des espaces qui sont pleinement inscrits dans la fabrication de la ville pilotée par le #Grand_Paris. »

      Ambitionnant de faire de la région Île-de-France une métropole compétitive et mondialisée, le projet d’aménagement territorial du Grand Paris entrevoit dans les tiers-lieux culturels un outil de promotion de son image de #ville_festive, innovante et écoresponsable à même d’attirer une « #classe_créative ». Une population de jeunes cadres qui serait, aux yeux des décideurs, vectrice de développement économique.

      Les futures friches estampillées La Bellevilloise sont ainsi pleinement ancrées dans la stratégie de développement urbain et de #marketing_territorial portée par les élus de la #métropole. Dans l’ancienne station électrique Voltaire, au cœur du XIe arrondissement, Renaud Barillet prévoit pour 2021 un cinéma et un « restaurant végétalisé et solidaire ». L’exploitation de ce bâtiment industriel a été remportée par l’entrepreneur dans le cadre de Réinventer Paris, un appel à projets urbains lancé fin 2014 par la mairie de Paris afin de développer « des modèles de la ville du futur en matière d’architecture, de nouveaux usages, d’innovation environnementale et d’écoconstruction ».

      Le dirigeant de La Bellevilloise vient même de réussir à faire main basse sur l’ancienne piscine municipale de Saint-Denis, via le concours Inventons la métropole du Grand Paris. Avec l’aide d’un investissement financier de la part de #Vinci Immobilier, la piscine dyonisienne à l’abandon sera « à la frontière entre l’hôtel, le gîte et l’auberge de jeunesse » et le relais d’« initiatives entrepreneuriales, culturelles, artistiques, sportives et citoyennes ».

      « On est conscient de notre impact dans un quartier mais la gentrification est un rouleau compresseur sociologique qui nous dépasse », assure pourtant Renaud Barillet. « Nous ne sommes pas dans un processus naturel mais bien dans un conflit de classes. À Paris, nous sommes dans une continuité d’expulsion des #classes_populaires qui a débuté depuis la Commune en 1871, analyse Chloé, du collectif Droit à la (Belle)ville. Dans ces friches, les entrepreneurs vont jusqu’à récupérer le nom, l’imaginaire politique, les anciens tags de ces espaces pour les transformer en valeur marchande. »

      La Bellevilloise n’hésite ainsi nullement à s’afficher sur ses supports de communication comme « Le Paris de la Liberté depuis 1877 » et, dans le futur projet du 88 de la rue Ménilmontant, le spa pourrait s’appeler « Les Thermes de La Miroiterie ». « Ils accaparent des ressources que les habitants ont créées, que ce soient les ouvriers qui ont mis sur pied La Bellevilloise à la fin du XIXe siècle ou les punks libertaires de La Miroiterie au début des années 2000, souligne Claudio. Ces tiers-lieux culturels transforment des valeurs d’usage en valeur d’échange… »

      Rien ne se perd, tout se transforme

      Dernier avatar en date des tiers-lieux culturels qui foisonnent dans la capitale, La Recyclerie se présente comme « une start-up innovante qui réinvente le concept du tiers-lieu ( ni la maison ni le travail ) et fédère un large public sur le thème de l’écoresponsabilité ». Inauguré en 2014, cet établissement, composé d’un café-cantine, d’un atelier de réparation et d’une mini-ferme urbaine, est implanté au sein d’une station de train désaffectée de la Petite Ceinture, la gare Ornano, au nord du XVIIIe arrondissement.

      Un emplacement loin d’être anodin : la station à l’abandon se situe en effet porte de Clignancourt, à deux pas des échoppes discount des puces de Saint-Ouen, de la préfecture de police chargée des demandes d’asile de la capitale et d’un bidonville de Roms installé en contrebas de l’ancienne voie ferrée. Un carrefour où vendeurs à la sauvette, chiffonniers et migrants tentent de survivre par l’économie informelle.
      Malgré le fait qu’un tiers-lieu culturel ne soit pas de prime abord le projet urbain le plus pertinent en termes de besoins sociaux dans ce quartier populaire, « le maire de l’époque, Daniel Vaillant, a personnellement appuyé notre dossier, dévoile Marion Bocahut, présentée comme cheffe de projet écoculturel du lieu. La mairie du XVIIIe n’avait pas les moyens financiers d’acheter la gare Ornano, nous avons donc racheté l’intérieur du bâtiment ».

      La Recyclerie appartient à #Sinny_&_Ooko, une société « créatrice de tiers-lieux et d’événements » dirigée par Stéphane Vatinel. Figure du milieu de la nuit, connu pour avoir fondé en 1992 le Glaz’art, un club électro emblématique installé dans un ancien dépôt de bus, l’entrepreneur a repris de 2003 à 2008 les rênes du Divan du monde, salle de spectacle historique de Pigalle.

      Par l’intermédiaire de son entreprise, ce quinquagénaire hyperactif est aujourd’hui l’exploitant de La Machine du Moulin rouge, l’incontournable discothèque techno du nord de la capitale, et du Pavillon des canaux, une bâtisse abandonnée sur les bords du bassin de la Villette réhabilitée en coffice – mi-café, mi-espace de travail.

      Quand il rachète la gare Ornano pour installer son tiers-lieu empreint « des valeurs collaboratives et du Do It Yoursef », Stéphane Vatinel fait appel à son ami #Olivier_Laffon, qui s’investit financièrement dans l’opération. Cet ancien magnat de l’immobilier devenu millionnaire a été le promoteur de mégacentres commerciaux, à l’instar de Bercy Village, Vélizy 2 ou Plan de campagne dans les Bouches-du-Rhône. Mais avec sa holding C Développement, Olivier Laffon s’est reconverti dans l’#entreprenariat_social.

      Sa réalisation la plus célèbre demeure le Comptoir général, un ancien entrepôt au bord du canal Saint-Martin reconverti en 2009 en bar et « espace événementiel écosolidaire » à l’ambiance exotique. Devenu une référence quasi caricaturale du « Paris branché », le Comptoir général a fait appel jusqu’en 2013 aux services de Sinny & Ooko afin de développer et d’animer sa programmation. Une alliance pérenne entre les deux hommes d’affaires puisque C Développement avait précédemment investi dans le rachat du Divan du monde et dans La Machine du Moulin rouge, établissements gérés par Stéphane Vatinel…

      Pour les événements écoculturels de La Recyclerie, Sinny & Ooko a fait appel à un partenaire des plus édifiants : la fondation Veolia. L’entreprise du #CAC_40, connue pour être le géant mondial de la privatisation de l’eau, finance en effet en grande partie la programmation du lieu et est partenaire de son cycle de conférences sur l’économie circulaire. La bibliothèque de La Recyclerie a de surcroît été ouverte avec des livres offerts par la multinationale. « Veolia nous accompagne aussi dans notre développement, notamment avec Scale up ( “changement d’échelle” ), un programme de l’Essec Business School qui nous a permis de savoir comment dupliquer un lieu comme La Recyclerie », détaille Marion Bocahut.

      Le concept de La Recyclerie a effectivement depuis peu changé d’échelle. Sinny & Ooko a inauguré en août dernier un nouveau tiers-lieu écoculturel baptisé la Cité fertile. Ici, comme pour Ground Control, SNCF Immobilier a fait signer à Sinny & Ooko, à l’aune de son appel à projets sur l’urbanisme transitoire, une convention d’occupation de trois ans de son ancienne gare de fret basée à Pantin. « Nous sommes là pour opérer une transition entre une gare de marchandises et le futur #écoquartier de la ville de Pantin », assume Clémence Vazard, cheffe du projet de la Cité fertile.

      L’écoquartier prévoit mille cinq cents logements et près de cent mille mètres carrés de bureaux et de locaux commerciaux. Une opération foncière des plus rentables pour SNCF Immobilier et les promoteurs. Surnommée la « Brooklyn parisienne », Pantin constitue depuis peu un eldorado de la spéculation immobilière : l’ancienne cité industrielle a vu flamber de 15 % en cinq ans le prix du mètre carré, un record parmi les villes de la petite couronne parisienne.

      En attendant, sur près d’un hectare, la Cité fertile veut « explorer et imaginer la ville de demain » en attirant un million de curieux par an avec ses ateliers, ses conférences et sa cantine approvisionnée en circuits courts. Clémence Vazard explique que l’équipe a consulté la municipalité de Pantin afin d’« identifier les acteurs locaux et demander leurs contacts ». Parmi la cinquantaine de personnes salariées sur le site, une seule pourtant se consacre à cette ouverture sur les Pantinois. « En tout cas, si on a un partenariat comme Veolia qui peut se présenter, ce serait le meilleur pour nous », souligne la cheffe de projet. Avant de préciser : « Sinny & Ooko possède l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale ( Esus ), en aucun cas nous ne faisons du greenwashing. »

      L’originalité de cette friche éphémère réside cependant ailleurs. La Cité fertile héberge en effet depuis septembre le « campus des tiers-lieux », école de formation et incubateur d’entreprises dont le but est de développer les tiers-lieux culturels en tant que modèles économiques d’avenir. « Depuis l’an dernier, Sinny & Ooko est certifié comme organisme de formation. Nous proposons un module pour apprendre à être responsable de tiers-lieu culturel, détaille Clémence Vazard. Nous avons déjà formé une soixantaine de personnes, dont certaines ont récemment monté leur propre tiers-lieu à Montreuil – la Maison Montreau – ou à Niamey, au Niger – L’Oasis, un espace de coworking parrainé par Veolia. »

      Selon les formateurs Sinny & Ooko, le tiers-lieu culturel est un modèle démultipliable à souhait, telle une unité standardisée qui se résume, selon sa plaquette de présentation, à un « HCR [ hôtel café restaurant ] à portée culturelle », où une activité économique « socle » de bar-restauration permet de financer une programmation qui fait vivre le lieu.

      Friche partout, créativité nulle part

      En moins de cinq ans, Cultplace, La Lune rousse et Sinny & Ooko ont édifié un véritable petit empire économique en Île-de-France. Elles ont même l’ambition de s’implanter durablement à travers l’Hexagone en reproduisant des fac-similés de leurs tiers-lieux respectifs. Renaud Barillet a ainsi récemment remporté deux appels à projets à Bordeaux et un autre à Lyon afin d’édifier « des projets très proches en termes d’ADN et de ventilation des espaces de ce qu’est La Bellevilloise ».

      En Charente-Maritime, à Rochefort, Cultplace est en train de mettre sur pied Grand foin, « une déclinaison rurale de La Bellevilloise », aux dires de Renaud Barillet. Par ailleurs, depuis 2016, Denis Legat et son équipe débarquent chaque été aux Rencontres de la photographie d’Arles, où ils investissent un ancien hangar de la SNCF avec leur habituelle formule Ground Control.

      Stéphane Vatinel, quant à lui, doit ouvrir d’ici 2023 La Halle aux Cheminées, un tiers-lieu dans une ancienne friche militaire de Toulouse dont le concept n’est autre qu’un copier-coller de La Recyclerie. Autant de jalons d’une hégémonie économico-culturelle dont se défend du bout des lèvres Renaud Barillet : « C’est vrai que ceux qui ont commencé à réaliser des tiers-lieux arrivent aujourd’hui à se développer et je pense que pour un nouveau venu, ce n’est pas si simple. Les appels d’offres demeurent très économiques et orientés vers l’immobilier. »

      Ce business model des friches est si bien rodé et rencontre un tel succès qu’il en devient vecteur d’une certaine uniformisation. À Paris, en plus du Poinçon, la gare de Montrouge rénovée par Cultplace, et de La Recyclerie, ex-gare Ornano, la plupart des seize stations de la #Petite_Ceinture deviendront des tiers-lieux, à l’instar du Hasard ludique, « lieu culturel hybride » niché porte de Saint-Ouen, ou de La Gare-jazz à la Villette – en lieu et place de l’ancien squat artistique Gare aux gorilles.

      La gare Masséna vue depuis la rue Regnault.

      Dans le cadre de Réinventer Paris, l’ancienne gare Masséna sera quant à elle réhabilitée en « lieu de vie et de proximité » d’ici 2019 avec bar et cantine, ferme urbaine, boutiques bio, espaces artistico-culturels et bureaux. Enfin, Stéphane Vatinel a l’an dernier remporté l’exploitation de deux sites en friche grâce à Réinventer la Seine, un appel à projets visant à « la construction d’un territoire métropolitain évident et d’envergure internationale ». Une usine désaffectée à Ivry et l’ancien tribunal de Bobigny seront ainsi, à l’horizon 2022, reconvertis tous deux en tiers-lieux écoculturels estampillés Sinny & Ooko.

      À cette dynamique de duplication des tiers-lieux s’ajoutent les dizaines de #terrasses_temporaires qui essaiment chaque été dans les interstices urbains de la capitale, à l’image de la Base Filante, une friche éphémère de trois mille mètres carrés qui a ouvert ses portes en juillet dernier à deux pas du Père-Lachaise. L’initiative est portée par quatre collectifs, dont certains ont déjà pris part à la conception d’une autre terrasse temporaire, la friche Richard Lenoir, ou à l’aménagement de La Station-gare des mines.

      Au programme de la Base Filante, le sempiternel quatuor bières artisanales, cours de yoga, tables de ping-pong et musique électronique. « On assiste à une sorte de standardisation qui annihile toute créativité : tout espace en friche se voit devenir un lieu éphémère avec un bar et des transats, s’alarme Quentin, du collectif Droit à la ( Belle )ville. La créativité s’arrête dès qu’il y a une tireuse à bière artisanale… »

      Enfin, la mise en avant quasi généralisée de l’imaginaire « squat », via la scénographie récup’ et DIY, comme à travers la rhétorique de l’alternative et du collaboratif dans la communication de ces lieux festifs, participe également à cette uniformisation des sites culturels. « Ces friches font croire à une fausse occupation de l’espace alors qu’il y a des vigiles à l’entrée, fulmine Quentin. On vend de faux espaces de liberté où on dit aux gens ce qu’ils doivent consommer et où. »

      Pour les chercheuses Juliette Pinard et Elsa Vivant, « cette #esthétique_du_squat […], donnant la part belle aux atmosphères brutes et industrielles, participe à la #mise_en_scène de ces lieux temporaires en tant qu’“espaces alternatifs” et expérience singulière ». En institutionnalisant les occupations transitoires, les friches culturelles éphémères ont réussi le tour de force de neutraliser la portée subversive des squats artistiques, qui contestaient la propriété privée en privilégiant le droit d’usage, tout en s’appropriant leurs codes esthétiques.

      « Et le squat devient fréquentable », titrait ainsi Télérama en avril dernier à propos des occupations transitoires après que Libération eut publié sur son blog Enlarge Your Paris un entretien intitulé « Les friches font entrer les villes dans l’ère des squats légaux ».

      Dans le quartier Darwin.

      Le phénomène des friches culturelles se circonscrit de moins en moins à la région Île-de-France. À Bordeaux, les instigateurs du site culturel Darwin Écosystème, installé depuis 2009 dans l’ancienne caserne Niel et qui se présente comme un « lieu d’hybridation urbaine mêlant activités économiques et initiatives citoyennes », ne se sont jamais cachés de s’être inspirés directement de La Bellevilloise. Le promoteur immobilier Résiliance a de son côté mis à disposition un terrain vague de vingt hectares situé au nord de Marseille à Yes We Camp, un collectif de cinquante salariés spécialisé dans la création de friches culturelles éphémères, à Paris comme à Roubaix.
      Depuis cette année, la vaste parcelle en jachère accueille un « parc métropolitain d’un nouveau genre, à la fois lieu de vie, de mémoire, de pratiques culturelles et sportives ». Le site, baptisé Foresta, est inséré dans un projet d’aménagement porté par Résiliance et articulé autour d’un immense entrepôt commercial réservé aux grossistes du marché textile chinois.

      Quant aux anciens abattoirs de Rezé, dans l’agglomération nantaise, ils hébergent depuis juillet dernier Transfert, trois hectares de friche culturelle définie par ses concepteurs comme un « espace qui se mue en un lieu de transition où l’on imagine, invente et fabrique ensemble un lieu de vie qui questionne la ville de demain ». L’occupation provisoire durera cinq ans, le temps nécessaire à accroître l’attractivité et la valeur immobilière de ce no man’s land qui doit accueillir un gigantesque projet d’aménagement urbain prévoyant trois mille logements.

      Cette politique de l’éphémère à fin mercantile semble ainsi définitivement être sur les rails qui la conduiront à se pérenniser et à s’étendre à l’ensemble du territoire. « Nous avons désormais un vivier de porteurs de projets qui nous sollicitent, affirme Charlotte Girerd, de SNCF Immobilier. Depuis 2015, une vingtaine de projets d’urbanisme transitoire ont été mis en œuvre. Notre ambition est que d’ici 2019-2020, deux à trois sites répondant à la démarche d’urbanisme transitoire soient lancés chaque année, avec la volonté de travailler de plus en plus hors d’Île-de-France. »

      Une filiale de la SNCF à la manœuvre d’opérations immobilières spéculatives, des collectivités publiques au service du développement économique, des entreprises culturelles de plus en plus hégémoniques… Si les friches culturelles viennent « questionner la ville de demain », elles soulèvent aussi une tout autre question : comment faire exister une politique culturelle affranchie de toute logique économique ?

  • La parité s’arrête encore aux portes du pouvoir local

    Malgré de nets progrès depuis le début des années 2000, les #hommes monopolisent toujours le #pouvoir (présidence, délégations) au sein des institutions locales. La preuve ? En France, en 2018, 84% des #maires sont encore des hommes. Des données que s’est procuré Mediacités confirment l’ampleur du problème, a fortiori dans les #métropoles et #intercommunalités.


    https://www.mediacites.fr/decryptage/2018/12/10/la-parite-sarrete-encore-aux-portes-du-pouvoir-local
    #genre #femmes #égalité #parité #mairies #France

  • « France périphérique », le succès d’une illusion

    Le mouvement des #gilets_jaunes semble consacrer le succès d’une représentation fortement enracinée dans les champs médiatique et politique, au point d’être devenue le prêt-à-penser des discours sur la France contemporaine : celle d’un pays coupé en deux entre #métropoles dynamiques et territoires « périphériques » en difficulté. Selon la plupart des commentateurs – y compris les éditorialistes de grands quotidiens comme Le Monde ou Libération – la contestation en cours serait l’expression d’une colère, voire d’une revanche des seconds à l’égard des premières.

    https://www.alternatives-economiques.fr/france-peripherique-succes-dune-illusion/00087254
    #périphérie #France #géographie_rurale

    • Eux et nous

      La #France_périphérique a valu à son auteur des reproches unanimes. Son sous-titre précise le propos : il s’agit de dénoncer les élites qui ont précipité la France dans la mondialisation et n’ont pas pris garde aux conséquences négatives qu’elle a sur les classes populaires.
      Christophe Guilly
      La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires.
      (Flammarion)

      Géographe, Christophe Guilluy lit ce divorce dans la dualité spatiale de la France d’aujourd’hui : aux métropoles dynamiques s’opposent les mornes espaces périurbains, les campagnes désespérées, les petites villes marquées par le chômage et la récession économique. La France périphérique : une variante géographique sur le motif poujadiste du eux et nous ?

      https://www.nouvelle-quinzaine-litteraire.fr/mode-lecture/eux-et-nous-1137
      #paywall

    • Les CHERCHEURS d’ESO et « LA FRANCE PERIPHERIQUE »

      Pierre Bergel, Jean Rivière, Éléments sur la genèse de La France périphérique. Introduction

      Aliette Roux, Christophe Guilluy géographe ? Cinq rappels de méthodologie scientifique

      Régis Keerle, A propos de la carte « La France périphérique qui gronde » : analyse critique et proposition d’enrichissement de la méthode cartographique standard par la mappographie

      Catherine Laidin, Le rural, cet espace périphérique ?

      Xavier Michel, Dépasser le contraste métropoles/périphéries pour analyser les mobilités

      http://eso.cnrs.fr/fr/publications/eso-travaux-et-documents/n-41-octobre-2016.html

  • L’intelligence artificielle produit des gilets jaunes Laurent Alexandre - 27 Novembre 2018 - l’express
    https://www.lexpress.fr/actualite/societe/l-intelligence-artificielle-produit-des-gilets-jaunes_2049966.html

    L’intelligence artificielle transforme l’organisation sociale en favorisant les élites intellectuelles et en affaiblissant le peuple.
    Le géographe Christophe Guilluy décrit depuis des années les souffrances de la France périphérique. Il voit dans les gilets jaunes le signe d’une révolte de ce tiers pays qui n’intéresse pas les politiques. Il y a bien trois France : les gagnants de la nouvelle économie, calfeutrés dans les métropoles où se concentrent les entreprises liées à l’intelligence artificielle (IA), les banlieues peuplées de communautés et la France périurbaine et rurale des « petits Blancs », qui se sont autobaptisés « gilets jaunes ». 


    Chirurgien, énarque, entrepreneur, Laurent Alexandre avec son sacré pedigree de cul bordé de nouilles, est aujourd’hui business angel. En tant que propagandiste, il est partout

    Emmanuel Macron doit son ascension aux gagnants du nouveau capitalisme cognitif ; c’est-à-dire l’économie de la connaissance, de l’IA et du big data. Les élites macronistes vivent un âge d’or, mais elles profitent de l’économie de la connaissance sans se préoccuper du sort des classes moyennes et populaires. Les seuls groupes qui intéressent les politiques et les nouvelles élites sont les communautés et les minorités, aucunement les Français moyens. 

    Mille revendications particulières
    L’essayiste Olivier Babeau s’emporte dansL’Opinion : « L’espace public est désormais saturé par des minorités aux mille revendications. Handicap, genre, ethnie, orientation sexuelle, choix alimentaire : ce sont les revendications particulières, assorties souvent d’une dimension victimaire - qui en accentue la véhémence -, qui accaparent les législateurs. Le politique gérait hier la grande masse des gens rentrant dans ce que l’on appelait la norme. Le politique devient gestionnaire de revendications particulières agrégées en syndicats d’intérêts. Leur mission est aujourd’hui de s’assurer que toutes les marges et tous les sentiments alternatifs soient respectés. » 

    L’Etat s’intéresse au devenir des « #vegan #trans » plus qu’au pouvoir d’achat des « petits Blancs périurbains » - sociologiquement proches des électeurs populaires de Trump - qui sont bousculés par la dynamique communautariste et choqués par la baisse de leur utilité. 

    En effet, l’#IA transforme l’organisation sociale en favorisant les élites intellectuelles et en affaiblissant le peuple, mal préparé à la révolution technologique. Pour beaucoup de citoyens, la technologie va trop vite et l’IA dévalorise à toute allure les savoir-faire existants, ceux des #classes_moyennes, justement. A l’inverse, le besoin en ingénieurs et en managers de très haut niveau explose : on estime que le monde manquera de dizaines de millions de travailleurs « ultraqualifiés » dans quinze ans. 

    Le désespoir des « petits Blancs »
    Les écarts entre les gilets jaunes et la petite élite de l’IA - très mobile géographiquement et que l’on s’arrache sur le marché mondial des cerveaux - sont un puissant moteur populiste. Actuellement, 41 % des Français souhaiteraient un pouvoir autoritaire. Peu structuré, le mouvement des gilets jaunes va sans doute s’essouffler, mais le désespoir des « petits Blancs » est là pour durer dans tous les pays occidentaux. 

    Ainsi, le Prix Nobel d’économie 2015, Angus Deaton, s’alarme de l’augmentation de la mortalité chez les Blancs américains peu diplômés. Hélas, la réponse des #élites est inadaptée : se moquer des gilets jaunes, qui sont rebaptisés « beaufs », « inutiles », voire « abrutis », et se préparer à faire sécession. Les #métropoles deviennent des citadelles et des projets d’îles artificielles ou de stations spatiales réservées aux puissants fleurissent dans la Silicon Valley. Cela dessine un futur à la Elysium. Ce serait le stade ultime de déclin de la démocratie : la séparation physique des « Gods and the Useless » décrits par Yuval Harari dans Homo Deus.

    Les gagnants de l’économie de l’intelligence artificielle ont produit les gilets jaunes et, s’il n’y avait la démocratie, ils seraient prêts à les abandonner. 

    #foutage_de_gueule #presse #propagande #intelligence_artificielle #algorithme #Gilets_jaunes

  • « Gilets jaunes », un peuple qui vient  ? Par Patrick Cingolani — 20 novembre 2018 à 12:13

    On aura beau dénoncer la dimension d’arriération du mouvement quant à l’enjeu écologique, c’est bien l’égalité sociale contre l’iniquité du traitement de faveur fait aux plus riches qui est l’objet central de cette contestation.

    Le mouvement des « gilets jaunes » ­demande de réfléchir sur la précarité et sur un processus de précarisation qui fait plus écho à la lutte de la jeunesse contre la loi travail qu’aux manifestations antiparlementaires des droites dans l’histoire nationale. Il appartient à ces mouvements qui, ­depuis 1995, sont préoccupés par une insécurité ­sociale de plus en plus endémique et qui par contrecoup, comme en 1995, sont composés de gens qui se soucient tout autant de leur sort que de celui de leurs proches, enfants ou petits-enfants, qui souvent ne peuvent vivre sans leurs aides. On aura beau dénoncer la ­dimension d’arriération du mouvement quant à l’enjeu écologique, il s’inquiète bien de l’avenir et ne fait que le questionner autrement que ne le font d’autres. Si la jeunesse scolarisée et étudiante confrontée à des transitions professionnelles de plus en plus longues, faites de petits boulots, de travail gratuit, d’espoir frustrés, se préoccupait de son avenir, ce mouvement s’inscrit dans la configuration des sociabilités populaires et des ­solidarités de phratrie, de voisinage et de quartier d’une société française traversée par les inégalités de territoire et où l’on s’alarme de tel voisin chômeur, de telle famille appauvrie, autant que de la fille ou du fils qui n’ar­rive pas à joindre les deux bouts.

    Cette précarisation, cette précarité diffuse sont des expériences endémiques ressenties par les foyers et par leurs réseaux familiers. C’est l’incertitude des emplois, des petits boulots, de l’intérim, quand ce n’est pas du chômage ; les difficultés pour se loger et les fins de mois difficiles, « parce qu’on paie les taxes et que l’on n’a pas droit aux aides ».

    C’est la vie chère et la lésine qui ronge le ­revenu des ménages parce que le salaire n’augmente pas, c’est la maison achetée à crédit que l’on arrive plus à payer, c’est fina­lement le coût des ­dépenses de carburant sur le budget. Car la « fracture sociale » d’hier est aussi devenue une fracture territoriale, non seulement parce que de nombreux ménages modestes vivent à l’écart des grandes métropoles technolo­giques et tertiaires, ne jouissant ni de leurs bassins d’emplois ni de leurs réseaux de transports en commun, mais parce que, pour des raisons économiques, ils ont préféré s’installer dans les zones périurbaines où la vie était moins chère et le logement plus acces­sible, même si parfois l’emploi y était plus rare. Une voiture, voire selon les milieux deux voitures, avec ce que cela suppose comme frais, sont devenus des moyens nécessaires pour ces foyers dont chacun des conjoints doit faire plusieurs dizaines de kilomètres pour rejoindre son lieu de travail, mais aussi les centres commerciaux d’un espace qui s’est progressivement vidé de ses commerces de proximité, notamment à mesure du dumping ravageur de ces mêmes grandes surfaces.

    Besoin d’intégrer le social à l’environne­mental

    Ce n’est pas en ironisant sur ces défilés de ­voitures tonitruantes dans les agglomérations, et sur la résistance contre les taxes sur le carburant, dans un contexte de gravité de la crise environnementale, que l’on renverra ce mouvement à l’arriération. Voilà plus d’un demi-siècle que les impasses de la civilisation de la voiture ont été dénoncées. Qu’est-ce qui a été fait ? Croit-on vraiment que des taxes dont on ne sait pas exactement quels budgets elles abondent suffiront à régler une crise ­environnementale dont le président d’une des nations les plus puissantes nie encore avec outrance l’existence ?

    Que cette machine – l’automobile – qui a hanté l’imaginaire du XXe siècle puisse être encore un moyen de socialisation, et que la mécanique puisse être une activité constituante de certaines sociabilités des cités et des quartiers, qui peut s’en étonner, compte tenu de la profondeur historique et du ­caractère populaire de ce moyen technique ? Qui sont ceux, au demeurant, qui tout au long du siècle précédent ont construit des voitures, sinon les ouvriers ? Le problème n’est pas là. Il est dans la difficulté que nous avons à associer la question sociale et la question environnementale. Il est dans le ­besoin d’intégrer le social à l’environne­mental et dans un imaginaire du lien producteur d’expériences alternatives au regard des modèles contemporains.

    Mais cette double question, qui associe crise écologique et crise de civilisation, et dont l’élite dirigeante ne saurait être à la hauteur, ne peut trouver d’issue que dans un sursaut de la revendication égalitaire. L’égalité sociale contre l’iniquité du traitement de faveur fait aux plus riches, qui en dernier ressort est ­l’objet central de ce mouvement des « gilets jaunes », en lutte contre le mépris d’en haut. L’égalité démocratique dans des modalités de mobilisation et de décision qui prennent effectivement en compte l’avis des citoyens sur les questions écologiques plutôt que de laisser celles-ci à l’arbitraire de décisions technocratiques. Une égalité quant aux ini­tiatives ­sociétales, qui fasse droit aux formes expérimentales de vie sociale et environnementale qui naissent ici et là. On ne se sortira pas de la crise civilisationnelle face à laquelle nous sommes par la verticalité du pouvoir. C’est, au demeurant, moins d’une pensée de la prise du pouvoir que de l’horizontalité de la politique égalitaire dont nous avons aujourd’hui besoin.

    Mouvement éruptif

    On aura beau pointer le caractère conservateur, voire réactionnaire de certains acteurs de ce mouvement, il s’agit de comprendre ­politiquement sa polysémie et les diverses ­dimensions de la révolte dans une politique de la précarité qui ne peut être qu’une poli­tique d’alliance, de convergence et d’hori­zontalité. A tout le moins, plutôt que de ­bouder ce mouvement éruptif, il s’agit de l’éprouver dans sa teneur et dans sa portée. Dans la ­dynamique des mouvements sociaux de ces dernières années, de la lutte contre la loi travail aux occupations de la place de la Répu­blique, qui ont constamment conjoint social et démocratique, on pourrait dire que ce mouvement pose pour la première fois, mais comme à l’envers, la question sociale et celle de l’environnement. Le moment est en ce sens sinon décisif du moins important et ne doit pas être perdu dans la reconduction de contradictions et de divisions qui devraient être surmontées : ­entre métropoles et périphéries, entre villes et campagnes, entre les luttes pour la liberté des styles de vie et les luttes sociales, entre classes populaires et classes moyennes, etc. Si le mot « peuple » a encore un sens, ce n’est pas seulement dans son surgissement événe­mentiel, mais surtout dans sa capacité à dire le rassemblement.

    Patrick Cingolani professeur de sociologie, Laboratoire de changement social et politique université Paris-Diderot

    https://www.liberation.fr/debats/2018/11/20/gilets-jaunes-un-peuple-qui-vient_1693139

    #giletsjaunes » #peuple #mouvement #écologie #égalité #contestation #précarité #loi_travail #insécurité_sociale #territoire #emploi #chômage #taxes #vie_chère #salaire #carburant #fracture_sociale #fracture_territoriale #métropoles #périurbain #voiture #automobile #horizontalité #alliances #convergence #périphérie