Le Portugal reste une terre d’émigration
En dépit du plein-emploi et du dynamisme d’une économie portée par le tourisme, nombre de jeunes diplômés continuent de quitter le Portugal, en quête de meilleurs salaires et perspectives de carrière.
Par Marie Charrel
Ana Santos s’était promis de ne pas suivre la voie de son frère. De ne jamais faire pleurer sa mère comme lui lorsque, ce matin de septembre 2012, Antonio prit l’avion pour le Brésil. « Elle savait qu’il ne reviendrait sûrement jamais et, surtout, qu’il n’avait pas le choix : c’était la crise, les ingénieurs ne trouvaient plus de travail à Lisbonne », raconte d’une voix douce la jeune femme de 21 ans. A l’époque, elle en avait 10. « Moi, j’étais la fille qui resterait au pays et ne ferait jamais couler les larmes de notre mère. »
Cet été, pourtant, elle s’est résolue à faire ses valises à son tour pour intégrer un cursus de biologie à Londres. « Depuis la crise due au Covid-19, je rêve de travailler dans la recherche », confie-t-elle. Mais les laboratoires où elle aimerait postuler un jour sont tous en Europe du Nord ou aux Etats-Unis. « Pour réussir, il me fallait partir. »
Monica Marques, elle, s’est installée à Sydney, en Australie, à la fin de la pandémie. Là où ses parents avaient émigré avant elle dans les années 1970, avant de revenir à Setubal, la petite ville au sud de Lisbonne où elle a grandi. « J’adore mon pays et il me manque, raconte cette professeure de portugais de 33 ans. Mais un salaire y suffit à peine pour payer les factures. Je voulais offrir à mon fils de meilleures opportunités d’avenir. »
En 2021, 60 000 Portugais sont partis vivre à l’étranger, soit 15 000 de plus qu’en 2020, selon les derniers chiffres de l’Observatoire de l’émigration portugais. Après la pause liée à la crise sanitaire, les départs ont repris, principalement vers le Royaume-Uni, la Suisse, l’Espagne ou la Scandinavie. « Malgré la reprise économique, nos jeunes continuent de partir », se désole Armindo Monteiro, le patron de la Confédération portugaise des entreprises.
Certes, le rythme est inférieur à celui observé pendant la crise de 2010, où plus de 80 000 personnes faisaient leurs valises chaque année. Mais il reste préoccupant pour ce petit pays vieillissant de 10 millions d’habitants. Selon les Nations unies, il est celui qui, en Europe occidentale, recense le plus d’émigrés (deux millions de personnes au total) en proportion de sa population résidente. Et pour cause : « L’émigration est une constante structurelle de son histoire, rappelle Victor Ferreira, chercheur à l’Institut d’histoire contemporaine de l’Université nouvelle de Lisbonne. Longtemps, le Portugal n’a pas eu suffisamment de ressources pour nourrir toute sa population. »
Sous l’empire, du XVe au XXe siècle, déjà, beaucoup partent vers les colonies, comme le Brésil ou l’Angola. Au début du XXe siècle, d’autres vont travailler dans les usines françaises, qui manquent de bras. Durant la dictature de Salazar (1933-1974), jusqu’à 100 000 Portugais fuient tous les ans la pauvreté rurale ou le régime politique. « Entre 1969 et 1971, 350 000 se sont rendus dans l’Hexagone, dont certains illégalement », précise Victor Ferreira. « C’est un pan d’histoire assez méconnu en France, y compris par les enfants de ces émigrés », ajoute Mario Queda Gomes, professeur à Rouen, qui évoque le voyage de son père dans un roman (Une odyssée portugaise, Cadamoste Editions).
Après la « révolution des œillets » et la démocratisation du pays, en 1974, les départs diminuent, sans jamais vraiment s’interrompre. « Quand je suis parti, en 1992, le pays était encore dans une passe difficile, se souvient Nuno Mendes, né en 1973. Je voulais étudier la cuisine, mais il n’existait pas d’école pour cela à Lisbonne. » Après un cursus à l’Académie culinaire de Californie, à San Francisco, il est devenu un chef cuisinier reconnu aux Etats-Unis, puis au Royaume-Uni.Lors de la crise des dettes souveraines, en 2011, le Portugal sombre dans une récession brutale. Face à l’envolée des taux d’emprunt, il est contraint d’appeler le Fonds monétaire international à l’aide. En échange d’un prêt de 78 milliards d’euros, le gouvernement instaure une politique de rigueur. Le taux de chômage des moins de 25 ans flambe jusqu’à 40 % de la population active. En juillet 2012, lors d’un discours qui restera dans les mémoires, le premier ministre de l’époque, Pedro Passos Coelho (centre droit), appelle les jeunes à émigrer pour tenter leur chance ailleurs. Un traumatisme. « Contrairement aux vagues précédentes, peu qualifiées, ce sont cette fois les diplômés et les classes moyennes qui ont été contraints de partir aussi », souligne Ricardo Reis, économiste à l’Ecole d’économie de Londres.
Alexandre Gouveia est de ceux-là. Après quelques années passées dans un cabinet médical dans le nord du pays, ce médecin généraliste est venu s’installer à Lausanne (Suisse), avec sa femme, également médecin. « Parce que les conditions de travail des professions médicales et la qualité de vie se dégradaient », explique-t-il.Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, les généralistes portugais gagnent en moyenne 3 510 euros mensuels brut. En Suisse – où le coût de la vie est plus élevé –, ils touchent au moins trois fois plus. « Bien plus que les salaires, ce sont surtout les possibilités de formation et de progression de carrière qui nous ont attirés ici », explique Alexandre Gouveia.Aujourd’hui responsable de la Policlinique de médecine générale Unisanté, il a ainsi décroché un doctorat à l’université de Lausanne et suit un master en pédagogie médicale depuis quelques mois. En 2015, il a fondé l’association LusoSanté, qui regroupe une centaine de professionnels de santé lusophones de Suisse romande. Au total, 257 800 Portugais vivent aujourd’hui dans la Confédération suisse, dont 175 000 dans les cantons francophones. Et ils sont près de 600 000 en France (plus du double en comptant les descendants des précédentes vagues), 165 000 au Royaume-Uni ou encore 93 600 au Luxembourg – soit près de 15 % de la population totale du Grand-Duché.
Le Portugal a néanmoins beaucoup changé depuis qu’Alexandre Gouveia l’a quitté. En 2015, l’arrivée au pouvoir du premier ministre socialiste, Antonio Costa, marque le début d’un renouveau. En 2017, la croissance bondit de 3,5 %, portée par l’essor du tourisme. Le centre de Lisbonne est retapé et pris d’assaut par les investisseurs. Le taux de chômage redescend : il est aujourd’hui au plus bas, à 6,2 %, selon Eurostat. Et beaucoup d’émigrés reviennent. (...) Désormais, le pays attire également des immigrés peu qualifiés – phénomène nouveau –, notamment d’Europe de l’Est, d’Inde ou du Népal, travaillant dans la restauration ou le BTP.Pourtant, ses jeunes diplômés continuent de regarder vers l’étranger. (...)« Les diplômés comme elles partent en raison de la spécialisation choisie par l’économie portugaise après la crise : le tourisme crée des emplois peu qualifiés, mal payés et précaires », explique Ricardo Reis. Le salaire minimum mensuel est de 760 euros brut, et 65 % des jeunes gagnent moins de 1 000 euros par mois. Beaucoup sont obligés de cumuler deux boulots pour boucler leurs fins de mois. « De plus, les loyers lisboètes sont devenus inaccessibles aux classes moyennes à cause de la folie Airbnb », ajoute Vicente Ferreira, doctorant en économie à l’université Sapienza, à Rome. Lui a déjà travaillé à Bruxelles et aimerait rentrer au Portugal après son diplôme. Mais, s’il n’y trouve pas de poste, il n’hésitera pas à chercher ailleurs.« Il est normal que nos étudiants aient une expérience internationale, mais beaucoup resteraient s’ils avaient les mêmes opportunités de carrière et salaire ici », regrette Pedro Oliveira, doyen de la Nova School of Business and Economics (NovaSBE), une prestigieuse école de commerce, située près de Lisbonne. « Cette fuite des cerveaux pèse sur nos entreprises qui peinent à recruter et perdent en capacité d’innovation », ajoute Pedro Martins, économiste à la NovaSBE.
Elle pénalise aussi les services publics, comme la santé. « Entre 2020 et 2022, 3 000 infirmières ont quitté le pays, l’équivalent du nombre de celles qui décrochent leur diplôme au Portugal chaque année », déplore Luis Filipe Barreira, vice-président de l’ordre des infirmiers. La pénurie de personnels de santé est telle que certains services sont contraints de fermer des lits, explique-t-il. Et la qualité des soins ne cesse de se dégrader. « La plupart des infirmières des hôpitaux publics travaillent soixante-dix heures par semaine alors qu’elles devraient en travailler trente-cinq et sont en épuisement professionnel », dit-il. Depuis quelques années, le gouvernement multiplie les mesures dans l’espoir de freiner le mouvement. Lancé en 2019, le programme « Regressar » (« rentrer », en portugais) propose ainsi 3 363 euros aux jeunes rentrant pour un contrat à durée indéterminée ou pour créer une entreprise, ainsi que des aides fiscales. « C’est bien, mais un peu dérisoire par rapport à ce que je peux construire ici », juge Henrique Pinto, 25 ans, développeur, installé à New York depuis deux ans. Le Portugal a néanmoins d’autres cartes à jouer pour retenir ses jeunes. « Ce ne sont plus les émigrés d’autrefois qui faisaient définitivement leur vie ailleurs, ils sont mobiles et reviendront facilement avec les politiques publiques adaptées », estime Ricardo Reis. A savoir celles qui réduiront la précarité du travail. « Et surtout, celles qui permettront à notre économie de monter en gamme », ajoute Armindo Monteiro. Comme des investissements pour soutenir les énergies renouvelables ou l’hydrogène vert, secteur dans lequel le Portugal développe une industrie de pointe, riche en emplois de qualité, depuis quelques années.