« Les immigrés partagent les valeurs dominantes de leur pays d’accueil »
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« Les immigrés partagent les valeurs dominantes de leur pays d’accueil »
Tribune
Bernard Denni
L’enquête « European Values Study » montre qu’en Europe, la majorité des personnes étrangères et d’origine étrangère ont, de la même manière que les autochtones, des valeurs traditionnelles dans l’Est et le Sud, et d’émancipation personnelle dans le Nord et l’Ouest, explique le politiste Bernard Denni, dans une tribune au « Monde ».
L’immigré est très souvent perçu par les Européens comme une menace pour leur mode de vie et les idéaux démocratiques. Une actualité trop souvent tragique et très médiatisée nourrit cette perception. Dans le cadre de l’European Values Study [une enquête menée dans 35 pays européens entre 2017 et 2020, portant sur le sens que les individus donnent à la famille, au travail, aux loisirs, aux relations à autrui, à la religion et à la politique], l’analyse des réponses des personnes d’origine étrangère dans vingt Etats de l’Union européenne (UE) met en lumière une tout autre réalité. Dans leur grande majorité, les immigrés partagent les valeurs dominantes de leur pays d’accueil.
L’immigré est défini ici comme une personne née hors du pays de résidence ou bien née dans ce pays mais qui a au moins un des deux parents né dans un autre pays. Parmi ces immigrés, on distingue les « immigrés nationaux » qui ont la nationalité de leur pays de résidence (3 351 personnes interrogées) et ceux qui ne l’ont pas, les « étrangers » (957). Les autres personnes sont les « autochtones » (85 % des enquêtés).
Dans Les Transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ? (Presses universitaires de Grenoble, 2018), le politologue Ronald Inglehart démontre que le remplacement progressif des valeurs conservatrices d’ordre et d’autorité par des valeurs d’autonomie et d’émancipation personnelle favorise la démocratie. Celle-ci est étroitement liée à la diffusion de valeurs non directement politiques, parmi lesquelles la tolérance à l’égard de la diversité des mœurs, la confiance en autrui et une perception égalitaire des êtres humains. Ces valeurs sont constitutives d’une « super-dimension culturelle latente » qui oppose les sociétés traditionnelles aux sociétés individualisées.
Construite à partir de l’analyse statistique des réponses à quatorze questions relatives aux trois valeurs retenues, cette super-dimension permet d’évaluer où se situe une société entre tradition et individualisation. Son score varie de 0 à 20 : plus il est élevé, plus les valeurs d’autonomie sont répandues ; plus il est faible, plus les valeurs traditionnelles sont fréquentes. Le score moyen de 9,90 montre que les Européens se situent à mi-chemin entre les deux systèmes de valeurs. Il existe de très fortes variations en fonction des Etats de l’UE et des groupes sociaux, mais à peu près sans lien avec le statut d’immigré.
Ainsi, à propos de l’égalité de genre, dans les sociétés individualisées 63 % des autochtones, 64 % des immigrés nationaux et 62 % des étrangers accordent la même importance à l’éducation des garçons et des filles. Un sur deux, dans chaque groupe, reconnaît aux deux sexes le même droit à l’embauche quand les emplois sont rares. Dans les sociétés plus traditionnelles, le rejet de la discrimination de genre est nettement moins fréquent, presque à égalité dans chacun des trois groupes : de 38 % à 41 % pour l’éducation et autour de 20 % pour l’égalité à l’embauche.
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Au chapitre de la tolérance, dans les sociétés traditionnelles, l’homosexualité est jugée « toujours justifiée » par 19 % des autochtones, 23 % des immigrés nationaux et 21 % des étrangers. Dans les sociétés individualisées, la même réponse est donnée par 56 % des autochtones, 51 % des immigrés nationaux et seulement 36 % des étrangers. Plusieurs facteurs expliquent cet écart.
Huit étrangers sur dix sont nés dans une société traditionnelle, soit plus du double des immigrés nationaux. Les conflits entre les cultures des sociétés d’origine et d’accueil, plus fréquents, ralentissent le processus d’individualisation, d’autant que leur temps de résidence dans la société d’accueil est deux fois plus court que celui des immigrés nationaux. De surcroît, leur statut social est plus modeste et ils sont deux fois plus nombreux à se déclarer de religion orthodoxe ou musulmane. Or le statut social et, plus encore, la religion ont un effet puissant sur la persistance des valeurs conservatrices dans les sociétés individualisées : 55 % des étrangers acceptent l’homosexualité s’ils sont sans religion et 26 % s’ils sont pratiquants.
Le brassage des normes et des valeurs entre autochtones, immigrés et étrangers, sur fond d’inégalités sociales, n’est pas toujours un long fleuve tranquille et engendre d’inévitables tensions. Mais ces analyses ne font pas apparaître de clivages entre les valeurs des autochtones et celles des immigrés justifiant un sentiment de menace. Comme les autochtones, la majorité des personnes d’origine étrangère ont des valeurs traditionnelles à l’est et au sud de l’Europe, et des valeurs d’émancipation personnelle au nord et à l’ouest, avec des variations liées aux mêmes facteurs socio-économiques et religieux. Les politiques d’immigration devraient favoriser davantage ces ressorts sociologiques par lesquels les immigrés deviennent des Européens comme les autres.
Une enquête quantitative, la European Values Study, est menée régulièrement depuis 1981 dans une très grande partie de l’Europe : trente-cinq pays en 2017-2020, 56 491 interviews d’une heure, face à face, sur des échantillons le plus représentatifs possible des populations de chaque pays, avec une méthodologie strictement aléatoire. Le questionnaire, très détaillé, porte sur le sens que les individus donnent à la famille, au travail, aux loisirs, aux relations à autrui, à la religion et à la politique.
Cette enquête permet de mesurer les valeurs et les systèmes de valeurs, c’est-à-dire les idéaux intériorisés par les individus, qui les animent et les font vivre. On peut ainsi comparer de façon précise les valeurs dans les différentes aires géographiques et pays. L’équipe française qui analyse ces données est pilotée depuis Sciences Po Grenoble et le laboratoire de sciences sociales Pacte, en partenariat avec des enseignants-chercheurs de huit établissements d’enseignement supérieur. Elle vient de publier, sous la direction de Pierre Bréchon, Les Européens et leurs valeurs. Entre individualisme et individualisation (Presses universitaires de Grenoble, 312 pages, 29,50 euros, numérique 27 euros).
Bernard Denni est professeur émérite de science politique, chercheur au laboratoire Pacte, qui réunit l’université Grenoble-Alpes, Science Po Grenoble et le CNRS.
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