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"On ne dira jamais assez combien les caricatures ont touché de plein fouet dans leur dignité une population déjà socialement fragilisée. Lors de la parution des caricatures, l’argument de Charlie Hebdo avait été double : liberté de la presse, et lutte pour la défense de la laïcité. Rappelons par exemple ce lyrique extrait du « manifeste des 12 » publié initialement par Charlie Hebdo le 1er mars 2006 :
« Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. Nous, écrivains, journalistes, intellectuels, appelons à la résistance au totalitarisme religieux et à la promotion de la liberté, de l’égalité des chances et de la laïcité pour tous ».
Après l’attentat, Patrick Pelloux ou encore le dessinateur Luz atténuèrent sensiblement la portée de ces dessins en arguant qu’il ne s’agissait que « de petits bonhommes ». Luz déclarera :
« Les médias ont fait une montagne de nos dessins alors qu’au regard du monde on est un putain de fanzine, un petit fanzine de lycéen. Ce fanzine est devenu un symbole national et international, mais ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression ! Des gens qui faisaient des petits dessins dans leur coin. » [3]
De la lutte civilisationnelle et quasi ontologique, on est donc passé à des dessins facétieux de lycéens goguenards. Quelle qu’ait été la motivation de cette publication, au final on peut demander, comme Paul Nizan dans Aden Arabie :
« Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ? »
Si Sartre appelait à ne pas « désespérer Billancourt », si Finley Peter Dunne, écrivain et humoriste américain du XIXe siècle estimait que le métier de journaliste consiste à « consoler les affligés et à affliger les nantis », ces caricatures, elles, ont ravi les nantis et désespéré les banlieues, affligé les humiliés du chaos social ainsi que ceux qui œuvrent, fourmis silencieuses, pour ce fameux vivre ensemble. Etait-ce la liberté que de les offenser juste parce que on le pouvait, parce que c’était drôle, parce que « c’est-encore-nous-qu’on-fait-la-loi-ici », ou qu’on s’est fantasmé en héros d’une lutte héroïque contre l’hydre islamiste, quand bien même cette hydre n’aurait été au final que des Français musulmans paisibles ? Après tout, à chacun ses moulins à vent…
Mais on n’a pas assez souligné que le Jyllands-Posten, ce journal danois qui le premier a publié les « caricatures du prophète », était ouvertement pronazi pendant la seconde guerre mondiale. Et qu’aujourd’hui encore, il est considéré comme un journal très conservateur de la droite danoise. Autre paradoxe : le Danemark ne reconnait pas cette fameuse laïcité puisque sa constitution établit que « l’Eglise évangélique luthérienne est l’Eglise du peuple danois » et qu’elle a le soutien de l’Etat. C’est pourtant là que le Charlie Hebdo de Val était allé chercher son inspiration progressiste et laïque.
Au final, si le Tartuffe de Molière ne voulait pas voir, le dévot moderne nous oblige à regarder ce que nous refusons de voir. Comment interpréter autrement le geste de Caroline Fourest brandissant devant les caméras de Sky news et CNN le dernier numéro de Charlie alors que les médias américains avaient tous refusé de montrer la nouvelle représentation ? Ce geste était fait au nom de la liberté d’expression.
Selon ce raisonnement, refuser de voir le ce dessin revenait donc à nier cette liberté. L’Islam et le Judaïsme partagent cette même tradition de ne pas regarder, de ne pas dévoiler ce qui ne serait être regardé chez l’autre pour ne pas toucher à sa dignité. Là où Cham moque la nudité de son père Noé, Sem et Japhet le couvrent d’un manteau de respect. Devant ces caricatures librement publiées, on peut aussi décider librement de ne pas regarder. Moquer l’Islam iconoclaste empêche aussi de voir combien l’Occident est iconolâtre avec son impératif du tout-regard qui confond transparence et vérité.
L’affaire des caricatures a illustré aussi, ô combien, la désertion des figures médiatiques de la gauche, intellectuels ou journalistes, loin de la plupart des luttes sociales, au profit d’une poignée de combats dits « sociétaux ». Dans une société idéale, droits sociaux (logement, travail, revenus) s’articulent harmonieusement avec les libertés publiques (liberté d’expression, vote, manifestation). Découpler les uns des autres, c’est se condamner à une forme d’hémiplégie politique. La défense de quelques libertés publiques (le droit de « blasphémer », « caricaturer », « offenser » les musulmans, mais pas celui de porter un voile à l’école ou au travail) ou de quelques « nouveaux droits » (le mariage pour tous, mais plus tellement le droit de vote pour tous), a permis à une gauche résignée à « l’économie folle » – entendons : au capitalisme le plus décomplexé – de se racheter une aura progressiste sur le dos, encore un beau paradoxe, des plus fragiles et exclus de la société. Par rapport au « Je suis Spartacus », mot de révolte des « humiliés et offensés », le « Je suis Charlie » semble bien étriqué."
Hassina Mechai, extrait de " Charlie hebdo ou le check point symbolique " ( ▻http://lmsi.net/Charlie-Hebdo-ou-le-Check-Point )
►https://www.youtube.com/watch?v=-8h_v_our_Q