En mai 2013, une note du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale établissait la marche à suivre pour la gestion des masques en cas de crise sanitaire. Mais un changement de doctrine a eu lieu en août 2014 concernant les stocks stratégiques.
En visite, mardi 31 mars, dans une fabrique de masques près d’Angers, Emmanuel Macron a déclaré : « Ma priorité est de produire des masques pour les soignants, dans le médico-social et dans le social. Il faut que jamais les personnels soignants qui sont en contact ne manquent de masques. C’est ma priorité. Quand nous aurons touché les commandes de masques, quand nous aurons augmenté notre capacité de production de masques FFP2, nous pourrons étudier comment équiper tous les personnels soignants et ensuite peut-être l’élargir à d’autres métiers. (…) Progressivement, on élargira, parce qu’il y a bien sûr une forte demande . »
En écoutant le chef de l’Etat, de nombreux Français ont dû se poser deux questions très simples. Mais pourquoi diable ne produisons-nous pas nous-mêmes nos propres masques ? Pourquoi avoir attendu la fin du mois de mars pour commander aux Chinois, les plus gros producteurs de masques de la planète, un milliard d’unités ?
« Répondre à une double exigence »
Pour comprendre cette situation de grave pénurie, il faut remonter au 16 mai 2013, à une note de dix pages émanant des services du « premier ministre – secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale », au titre explicite : « Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire ». Référencé N° 241/SGDSN/PSE/PSN, ce document réévalue ce que doit être l’attitude des employeurs, publics ou privés, en de telles circonstances.
En préambule, il est écrit :
« [Une] maladie infectieuse hautement pathogène à transmission respiratoire est une menace sanitaire majeure à caractère exceptionnel vis-à-vis du strict cadre “de la santé et de la sécurité au travail”. Face à un tel risque affectant tous les travailleurs, indépendamment de leur statut (salariés, travailleurs indépendants) et de leurs activités, il revient aux pouvoirs publics d’apporter une réponse globale. »
La doctrine précise :
« Il s’agit de répondre de la façon la plus adaptée à une double exigence : l’obligation de protéger le travailleur d’une part, la nécessité d’assurer, selon les nécessités dépendant de la nature de l’activité et des circonstances, la continuité des activités socio-économiques, en particulier celle des secteurs d’importance vitale. »
Toutes les mesures barrières – les mêmes que celles qui ont été énoncées par les responsables sanitaires depuis le début de l’épidémie due au coronavirus – sont détaillées.
Trois situations spécifiques
Le document rappelle aussi l’avis du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) du 1er juillet 2011. On y lit en particulier que le HCSP « privilégie le port de masques chirurgicaux pour les personnels en contact avec le public et les personnes se rendant dans des lieux publics, dès lors que la situation le nécessite ». Le HCSP considère que le port du masque FFP2 doit être réservé aux personnels directement exposés à un risque élevé, notamment les professionnels de santé exécutant des actes à risque.
Cela posé, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) pose un premier principe :
« Une maladie infectieuse hautement contagieuse à transmission respiratoire sort du strict cadre “de la santé et de la sécurité au travail” dans la mesure où l’on a affaire à une menace sanitaire majeure. »
Trois types de situations et de mesures spécifiques de prévention des risques et de protection sont envisagées en fonction des conditions dans lesquelles s’exerce l’activité de travail, depuis la suppression totale de contact jusqu’au port d’un équipement de protection individuelle type FFP2, en passant par la possibilité de mettre en place des dispositions limitant la transmission de la maladie.
« Situation 1 : mesures de suppression du risque de dissémination des agents pathogènes :
a) Arrêt de l’activité lorsque les conditions rendent difficiles la mise en place d’autres mesures de protection ;
b) travail à distance (contact par téléphone avec les usagers…).
Situation 2 : mesures de limitation du risque de dissémination des agents pathogènes :
a) Distance de sécurité entre les personnes (supérieure à 1 mètre selon l’OMS) ;
b) écran physique tel qu’un écran antiagression ;
c) port d’un masque antiprojection (masque chirurgical) par les travailleurs et par les usagers à leur contact.
Situation 3 : mesures de limitation du risque de transmission de la maladie :
Mise en place d’une protection individuelle avec le port d’un masque FFP2 lorsqu’il y a contact étroit sans possibilité de mettre en place une autre mesure. »
Fait essentiel, le SGDSN ajoute ceci : « En situation 2, dès lors qu’aucune autre mesure de limitation du risque de dissémination des agents pathogènes, parmi celles présentées en situation 2a [distance de sécurité] ou 2b [écran physique] ne peut être prise, l’employeur devra prendre les mesures d’organisation nécessaires pour que les travailleurs ne soient en contact qu’avec des personnes à qui l’on aura préalablement distribué des masques antiprojection et qui les porteront effectivement. Il revient, in fine, à chaque employeur d’examiner, pour les différents postes, de quelles situations ils relèvent et d’évaluer les mesures les plus adaptées. »
Ratés dans l’exécution
Une remarque : l’idée de faire distribuer les masques par les employeurs peut tout à fait se justifier, du moins en théorie. Cela évite les délais d’acheminement, la détermination du nombre de masques à distribuer, etc. Mais à écouter les plaintes des personnels soignants et de nombre de personnes exposées au risque de contamination, il y a eu, pour le moins, des ratés dans l’exécution depuis le début de la crise liée au coronavirus.
Ces ratés apparaissent d’autant plus importants lorsqu’on lit la suite de la note du SGDSN en 2013, à propos de la question cruciale de la gestion des stocks :
« Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel. Le cas échéant, le dimensionnement des stocks est sous-tendu par :
− la durée prévisible d’une épidémie (une à plusieurs vagues de huit à douze semaines pour la grippe)
− la durée d’utilisation d’un masque ;
− le caractère à usage unique des masques ;
− le recensement des tailles de populations cibles ;
− la fourniture gratuite en nombre suffisant ;
− les capacités de fabrication et d’approvisionnement pendant une crise. »
La doctrine précise en outre :
« Les masques doivent être changés au minimum toutes les quatre heures, en fonction des recommandations du fabricant et chaque fois qu’ils deviennent mouillés ou après avoir quitté une zone à haut risque. Les paramètres de coût sont les suivants :
– Acquisition : un masque chirurgical coûte environ dix fois moins cher qu’un masque FFP2 ;
– stockage : le stockage des masques chirurgicaux est largement moins volumineux et donc moins coûteux que celui des masques FFP2, lesquels nécessitent en outre une gestion fine des dates de péremption. »
Rappelons qu’en mars 2007 avait été adoptée la « loi relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur ». Entre autres dispositions, ce texte créait un nouvel établissement public, l’Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), dont la mission principale était « l’acquisition, la fabrication, l’importation, le stockage, la distribution et l’exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux mesures sanitaires graves », y compris bien sûr les vaccins et les fameux masques chirurgicaux et FFP2. Très vite, un stock de masques de protection avait été constitué (285 millions de masques de filtration de type FFP2 et 20 millions de boîtes de 50 masques chirurgicaux, soit un milliard de masques).
Le 8 août 2014, la commission des finances du Sénat revenait sur les questions des stocks stratégiques, précisant qu’ils seront dorénavant « moins importants mais gérés de façon plus fiable ». S’agissant des masques, elle précise qu’« une nouvelle doctrine du SGDSN a d’ores et déjà établi que le stock national géré par l’Eprus concernerait désormais uniquement les masques de protection chirurgicaux à l’attention des personnes malades et de leurs contacts, tandis que la constitution de stocks de masques de protection des personnels de santé (notamment les masques FFP2 pour certains actes à risques) étaient désormais à la charge des employeurs ».
Changement de doctrine
La commission indiquait par ailleurs qu’il avait été décidé « de ne pas renouveler certains stocks arrivant à péremption, par exemple, en raison de la plus grande disponibilité de certains produits et de leur commercialisation en officine de ville ou du transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers d’autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels) ». Le sénateur (Les Républicains) Francis Delattre sera l’une des rares personnalités politiques à s’inquiéter à l’époque de ce changement de doctrine.
En janvier 2016, la loi de modernisation du système de santé décide d’intégrer les missions de l’Eprus au sein d’un nouvel établissement public baptisé Santé publique France, regroupant également l’Institut de veille sanitaire (InVS) et l’Institut national de prévention pour la santé (INPS). Récemment interrogé par France Inter, Francis Delattre estime que ce changement dans l’organisation des structures a été une erreur : « On a dissous l’Eprus alors que c’était un outil efficace face à l’urgence sanitaire. L’Eprus était une administration de mission, une force de frappe disponible 24 heures sur 24 pour toute urgence sanitaire. C’était une petite unité avec un réseau capable de mobiliser en 48 heures 1 500 professionnels : brancardiers, chirurgiens, médecins, infirmiers… Une structure souple, solide qui fonctionnait en système commando. »
Depuis 2016, la situation logistique ne s’est guère améliorée. Après des semaines d’atermoiements et de déclarations byzantines sur la non-efficacité des masques, il semble qu’enfin tout le monde, jusqu’au plus haut sommet de l’Etat, ait pris conscience des effets dramatiques de ces errements doctrinaux.
Reste à comprendre : pour quelles raisons a-t-on décidé ces changements de stratégie ? Qui en a décidé ? Quels experts furent consultés ? Seule certitude : de nombreux morts – combien, on ne le sait évidemment pas encore – seront imputables à cette impéritie.