Paru aux éditions La Volte, ce petit roman évoque l’ambiance mélancolique d’un monde post-apocalyptique où la révolution socialiste a mis fin au capitalisme. Un combo rarement vu et réussi.
La révolution a eu lieu, et le capitalisme a été renversé. Voilà quinze ans que, suite à une catastrophe climatique, les pauvres ont mis fin à l’exploitation et à la propriété privée. Alors que les océans ont monté de plusieurs centaines de mètres, pendant que les riches tentaient à tout prix de sauver leurs biens et leurs monuments, ces derniers furent simplement expropriés. Quinze ans après, Koinè , le nouveau roman de Mélanie Fievet, présente quatre personnages, tous réunis dans la Ville, un des vestiges les plus poussiéreux de l’ancienne société, en marge des plateaux où la nouvelle société s’est construite. On y trouve, Elpy, une travailleuse solitaire et traumatisée, Aliocha, geek qui ne trouve aucune place pour lui dans ce nouveau monde, Soran, ancien dirigeant révolutionnaire qui a perdu prise et Bob Blaine, le réceptionniste mutique d’une pension où échouent ces âmes en peine. Autour d’eux, le Chœur, qui est à la fois la voix de la collectivité, son chant, sa démocratie, ses débats et son histoire.
De la catastrophe naît le communisme
La première surprise du roman se trouve dès l’exposé de cette nouvelle société. Même si le roman n’en a pas l’air, nous sommes bien dans un univers post-apocalyptique : les océans sont montés si haut que l’humanité survit sur les plateaux des grandes chaînes de montagnes, sans savoir s’il reste d’autre survivants. Les saisons se sont totalement déréglées et la catastrophe n’a pu que tuer des centaines de millions voir des milliards d’êtres humains et autant d’espèces animales et végétales. Mais là où le roman prend le contre-pied des univers post-apocalyptiques, c’est que de cette catastrophe, une société nouvelle, souhaitable et égalitaire est née. Les grandes œuvres de science fiction post-apo nous ont pourtant habitués à voir la catastrophe comme la fin de toute civilisation : des hordes de motards dégénérés de Mad Max aux zombies de Je suis une Légende, en passant par le monde confiné dans un train de Snowpiercer, dans l’imaginaire collectif, la catastrophe mondiale, fusse-t-elle nucléaire, sanitaire, ou écologique, ne peut déboucher que sur un recul extraordinaire de la civilisation. Un tel recul qu’y renaît les famines, l’esclavage et les seigneurs de guerre.
Mélanie Fievet propose une autre approche du post-apo : aux tréfonds de la catastrophe, ce sont ceux qui l’ont causé qui sont renversés. « Les journées s’agitaient. Averses, tempêtes, canicules et gelées, parfois d’un bord à l’autre e la même rue, ou dans la même heure. Les mangroves se noyèrent les premières, les pinèdes, les palmeraies. Puis on vit éclore des palétuviers, des roses et des sambacs sur les hauteurs du Cause, sur les remparts de leur coffre-fort. Plus tard, on appela ce moment la floraison des possibles. Le temps était venu pour nous de faire éclore sa plus fabuleuse fleur : la révolution. » Comme quoi, même quand l’humanité est au bord gouffre, There is an alternative.
Cette approche, loin d’être saugrenue, est, dans un sens, réaliste. Depuis les premiers débuts du capitalisme, nombre de révolutions qui ont tenté de l’abolir sont nées dans ces moments de crise aiguës, à commencer par la Commune et la Révolution Russe, filles des guerre franco-prussiennes et de la Première guerre mondiale et de leurs atrocités. Tout comme les grandes crises économiques peuvent créer des situations où les antagonismes de classes explosent en révoltes et révolutions, la crise climatique créera sûrement, à court ou moyen terme, de telles situations. Et alors que riches sauveront ce qu’ils pourront et tenteront de s’exiler sur les dernières terres viables, le seul avenir possible ne sera pas la résignation. Cette leçon est riche, tant aujourd’hui il semble plus simple d’imaginer la fin de l’humanité, par une guerre mondiale ou une crise climatique, que la fin du capitalisme qui les cause et les entretient.
Après la libération des chaînes, la libération des âmes
Quinze années après la révolution, les choses ont changé à une vitesse inimaginable : « Liberté, dignité, justice, l’aisance pour tous », telle est la promesse de Koinè [traduire : la Commune], cette nouvelle société libérée de l’exploitation. Chacun y travaille quatre heures par jour, puis peut se consacrer à ce qu’il veut : « aux sciences, à l’art, à l’exploration, au langage, aux exercices du corps, au jeu, à l’infinie constellation du génie humain ». Chacun peut s’exprimer et apporter au Chœur, chant collectif aux infinies variations, ses notes, ses tons, ses rythmes et ses mélodies. La langue s’est transformée, comme les relations sociales. Mais malgré la libération matérielle subsiste les blessures et les blessés. « Pourquoi, dans un monde utopique, est-ce qu’on choisit quand même de se suicider ? » se demande Elpy, qui n’a pas su se remettre du départ de sa sœur.
« Bien sûr que nous sommes traversés par les lignes du doute, du désaccord, du désespoir parfois. L’utopie que nous avons bâtie n’a pas aboli pour toujours le chagrin, la violence et le vertige. Elle n’a pas garanti le bonheur universel et sans faille.
Il y a de l’or et de la lumière, pourtant, à fondre dans ses fêlures », y répond le Chœur.
Là encore, Mélanie Fievet sort des caricatures et propose un autre monde. Oui, la révolution devra écraser ceux qui lancent des armées contre elle et cherchent à la détruire, à la ruiner. Mais que faire des insatisfaits ? Que faire des nostalgiques de l’ancien monde, de ceux qui n’arrivent pas à s’épanouir dans le collectif mais qui ne s’arment pas pour le détruire ? Que faire de ceux, trop traumatisés par le capitalisme et ses horreurs, que même une société tournée vers leur rémission est insuffisante ? Ce sont ces personnages que l’on suit dans le roman.
Mais quel or fondre dans ces blessures ? Tout d’abord, à défaut de soigner, accepter. Aider, psychologiquement. Admettre que certains ne pourront pas travailler, même ses quatre heures quotidiennes, même pour des tâches adaptées : à chacun selon ses besoins. Proposer un endroit où vivre, malgré tout. Laisser les gens errer quand ils en ont besoin et les recueillir quand ils y sont prêts. Telle est la réalité de Koinè : non pas le bonheur automatique, mais une société à construire où certains traumatismes et angoisses survivront à la mise en place d’une économie où personne ne manquera de rien. Une société qui nous met en garde : si la révolution libérera des milliards de personnes de leurs chaînes et de leur misère, il restera des plaies béantes qu’il faudra panser.
Sous les pavés le spleen
Malgré ce monde post-apocalyptique et les âmes en peine que suit le roman, celui-ci est tout sauf un drame. Le style particulier de Mélanie Fievet et cette langue nouvelle que chante le Chœur et qu’écrit le Texte, une sorte de réseau social où s’écrit une littérature collective, où chacun complète d’une phrase une symphonie entamée par d’autres écrivains, ne nous emmène ni dans la tristesse ni dans l’angoisse que peuvent vivre Elpy, Soran ou Aliocha. Et c’est peut-être la plus grande réussite de Koinè : nous emmener cahin-caha suivre ces esprits brisés où chacun pourra surement se reconnaître à un moment donné. Au fil de la lecture, une forme de nostalgie duveteuse entoure le lecteur. Malgré les évènements, on aimerait se reposer, pour un jour, une semaine, dans la pension où se trouvent les personnages, pour se couper du monde. Dans ce sens, Koinè ressemble beaucoup à l’anime Cowboy Bebop, qui suivait des chasseurs de prime en errance, échouant à cicatriser les blessures de leur passé, mais sans jamais s’effondrer. La bande-son jazz de l’anime peut presque résonner dans les rues de la Ville de Mélanie Fievet, pour ceux qui voudraient l’entendre.
Koinè , Mélanie Fievet, 120 pages, Editions la Volte, 9€