• « Mémoires et Écrits » de #Nestor_Makhno


    En ces temps d’instabilité, le capitalisme, s’appuyant sur le nationalisme et le patriotisme, a montré sa sauvagerie avec ses guerres, ses infamies, ses actes ignobles et sa logique de monopolisation des richesses. La finance et les grands groupes industriels sont prêts à dévaster la terre entière au nom de la croissance. La place de l’Homme s’efface derrière consommation, coffre-forts, taux de rendements et de chômage, PIB, etc. L’avenir des générations futures et notre milieu naturel sont en péril.

    Pourtant, d’autres idées de vie en société existent, avec d’autres manières de vivre ensemble, sans concurrence, division, compétition ou écrasement du voisin. Il faut réfléchir et agir pour le bien commun, avec un système fondé sur l’entraide, la solidarité, la liberté. C’est pour tenter de bâtir un monde fondé sur ces valeurs que des anarchistes révolutionnaires ont sacrifié leur vie. Le mouvement des paysans et ouvriers dans l’Ukraine de 1917 en est un exemple. Nestor Makhno les décrit dans son ouvrage « Mémoires et écrits ».

    Il ne l’a pas fait pour rendre un hommage à octobre 1917 qui s’est hélas soldé par le pouvoir exclusif des bolcheviks, l’avènement de leur dictature contre le prolétariat et l’édification de toutes les structures nécessaires visant à renforcer le pouvoir d’un seul homme ; lequel deviendra par la suite un dictateur sanguinaire. Staline, avec son lot de massacres, a marqué l’histoire. Lénine et Trotsky (et d’autres bolcheviks) se sont ainsi détournés de la révolution et de tous ceux qui aspiraient cette société nouvelle. Reprenons ici une phrase lue on ne sait où : « Les staliniens sont des léninistes qui ont tous réussi, les trotskystes sont des staliniens qui ont tous échoué ».

    Dans ses mémoires, Makhno décrit sa vie, son engagement pour la révolution russe et ukrainienne, la place qu’il y occupa en tant que révolutionnaire, dans une période où le système tsariste avait été laminé par la révolution et où la classe laborieuse avait pris conscience de sa force, un processus pour un changement radical était en cours.

    Tout commença, pour lui, par une enfance difficile. Fils de paysan pauvre et orphelin de père, il connaît le servage qui soi-disant a été aboli mais qui, en fait, a pris une autre forme. Ce faisant, il vit l’injustice au quotidien. Une histoire de son enfance lui fit prendre conscience que, face à l’injustice, la crier ou la dénoncer pouvait déjà être une étape pour un changement. Ainsi, alors qu’un autre fils de paysan subissait des harcèlements de la part de la progéniture bourgeoise du propriétaire d’un koulag, les cris de Nestor alertèrent les ouvriers agricoles, ces esclaves modernes, qui laissèrent tous éclater leur colère face à de tels actes et le bourgeois propriétaire n’eut d’autre choix que de mettre au pas sa descendance insolente et mal éduquée. Ce fut un premier combat collectif victorieux car, à partir de ce jour-là, cet autre enfant ne fut plus humilié bien que toujours exploité.

    Adolescent, les événements de 1905 le font s’intéresser à la politique et il rejoint les anarcho-communistes. Son activité militante le fera passer par la case prison. Il approfondira ses connaissances et ses idées, il fera régulièrement des séjours au cachot, ses tentatives d’évasion ne seront que des échecs. En février 1917, les révolutionnaires le sortent de prison avec tous les autres prisonniers. Tout s’accélère, et de retour à Gouliaï-Polié, sa ville natale, il voit sa vie s’imprégner d’une intense histoire collective dans un monde en pleine ébullition. Il développe et pratique l’anarchisme dans les comités révolutionnaires, dans les unions de paysans, dans les soviets locaux, dans les assemblées, dans les meetings, dans les réunions des groupes anarcho-communistes, dans les échanges entre ouvriers et paysans, et avec toute cette population laborieuse qui s’organise en une société nouvelle qui se construit jour après jour. La parole, comme l’action commune, se libère et les chaînes se brisent. C’est avec entrain et espoir que Nestor le raconte. #A peine libéré, le gouvernement russe provisoire de Kérensky tente de museler les élans de solidarité et de prendre en main le destin de tous. Les socialistes révolutionnaires ont du pain sur la planche pour garder le pouvoir, et les critiques à leur égard fusent.

    L’histoire de Makhno, très entouré et bien occupé, continue et son parcours en croise d’autres qui nous sont totalement inconnus : des noms, des moments intenses, qui ne sont pas cités dans les livres d’histoire. Comme cet exemple dans lequel les paysans, suite à une décision collective, prennent des chariots, des fusils, des fourches ou des bâtons, et, chemin faisant, les bourgeois propriétaires prennent la clé des champs pendant que eux collectivisent les terres et adieu, ou plutôt au revoir, les bourgeois – et tout cela, la plupart du temps, sans effusion de sang, même si, parfois, bien sûr, des propriétaires récalcitrants s’opposent à la liberté des ouvriers et des paysans.

    Dans cette vie trépidante, vient le temps des critiques et des méfiances envers le parti bolchevique. Dès la chute de Kérensky, d’autres s’avancent pour prendre la place, et c’est là que « l’astucieux lénine », comme Makhno le nomme, fait son entrée en scène. Son mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », déjà dans le cœur de la révolution, fait écho, mais dans les faits ça sera plutôt « Tout le pouvoir au parti bolchevique ». Si, partout en Russie, la sauce bolchevique a la cote ; en Ukraine, et notamment chez les paysans, elle aura un goût amer. Pendant ce temps, en Ukraine, les expériences d’autonomie font leurs preuves. Makhno confirme que la voie et la façon d’agir du groupe anarcho-communiste, qui est aux côtés de la classe laborieuse, est la bonne solution.

    « Prolétaires du monde entier, descendez dans vos propres profondeurs et cherchez-y la vérité. Créez la vous-mêmes ! Vous ne la trouverez nulle part ailleurs ».

    En 1918, Nestor nous fait partager son désarroi quand Gouliaï-Polié tombe aux mains des Autrichiens et des Allemands. Mais son retour, il le prépare. Patience. Les départs vers le front, pour beaucoup de révolutionnaires ukrainiens, étaient probablement une des causes. L’entrée de traîtres au sein des comités révolutionnaires, et autres outils de l’organisation collective comme les Soviets, en sont la vraie raison. Avec d’autres révolutionnaires, Nestor se fixe une date de retour, mais sa destination à ce moment sera celle d’autres villes russes, afin d’observer et d’analyser où en sont les forces révolutionnaires et la contre-révolution, Moscou, Pétrograd et Kronstadt. Il nous fait part de son écœurement à propos de certains groupes anarchistes ayant rejoint les rangs des bolcheviks.

    Nestor continue a nous faire vivre ces événements et il nous raconte toutes ces rencontres constructives, ou pas, nous faisant rire ou bien pleurer. Si des anarchistes paraissent être sur la « bonne » voie, certains sont vraiment sur le bas-côté et regardent passer le train sans même chercher à s’accrocher au wagon, mais d’autres, plus lucides, sont bien présents. Pour leur action et leur dévouement à la révolution sociale, pour leur soif de liberté mais aussi pour leur courage, Nestor nous amène à avoir de la compassion pour ces hommes et ces femmes qui ne cherchent ni le pouvoir, ni la gloire, et sont prêts à prendre les armes pour s’opposer à la contre-révolution grandissante venant de partout. Ensuite, tous ceux qui s’opposeront à la direction du parti bolchévique seront déclarés contre-révolutionnaires. Les arrestations, les fusillades, les nombreuses disparitions d’anarchistes et la suppression de toute propagande anarchiste deviendront monnaie courante.

    Au fur et à mesure de la lecture, nous avons la sensation de l’accompagner dans sa quête, mais aussi dans ses émotions qu’il nous fait partager, dans ses espoirs, ses craintes, ses envies de vengeance après tant de traîtrises. Le traité de Brest-Litovsk, signé par les bolcheviks, donne l’Ukraine aux Allemands. C’est un mélange de guerre, de révolution et de contre-révolution. C’est entre la joie, la liberté, la tristesse et la souffrance. Il arrive à Moscou, la ville où se déroule, comme le narrateur l’appelle, « la révolution de papier ». Il y fait des rencontres ; celle avec Kropotkine – enrichissante – et celle avec Lénine – inutile. Ensuite, viendra l’heure de son retour, et de la Makhnovchtchina, et de tout ce que les paysans et ouvriers d’Ukraine ont mis en œuvre malgré d’énormes difficultés. Mais ceci sera raconté prochainement dans un autre article. D’ailleurs, pour en savoir plus sur l’Ukraine de 1918 à 1921, Voline, dans son livre « la révolution inconnue », dédie un chapitre à ce mouvement et conseille la lecture des livres de Piotr Archinov qui a croisé le chemin de Nestor Makhno à maintes reprises.

    Citons un texte de La Voie vers la Liberté, organe de la Makhnovchtchina :

    « La Makhnovchtchina n’est pas l’anarchisme. L’armée makhnoviste n’est pas une armée anarchiste, elle n’est pas formée par des anarchistes. L’idéal anarchiste de bonheur et d’égalité générale ne peut être atteint à travers l’effort d’une armée, quelle qu’elle soit, même si elle était formée exclusivement par des anarchistes. L’armée révolutionnaire, dans le meilleur des cas, pourrait servir à la destruction du vieux régime abhorré ; pour le travail constructif, l’édification et la création, n’importe quelle armée, qui, logiquement, ne peut s’appuyer que sur la force et le commandement, serait complètement impuissante et même néfaste. Pour que la société anarchiste devienne possible, il est nécessaire que les ouvriers eux-mêmes dans les usines et les entreprises, les paysans eux-mêmes, dans leurs pays et leurs villages, se mettent à la construction de la société anti-autoritaire, n’attendant de nulle part des décrets-lois. Ni les armées anarchistes, ni les héros isolés, ni les groupes, ni la Confédération anarchiste ne créeront une vie libre pour les ouvriers et les paysans. Seuls les travailleurs eux-mêmes, par des efforts conscients, pourront construire leur bien-être, sans État ni seigneurs. »

    @Anarchosyndicalisme ! n°158 / Mars - Avril 2018
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