• Le manifeste de Sarajevo.

    Contre l’apartheid linguistique.

    Au printemps 2017, à Sarajevo, des croates, des bosniaques, des serbes ainsi que des monténégrins ont lancé un manifeste dans lequel ils affirment conjointement qu’ils parlent "une langue commune". Les quelques huit mille signataires de ce manifeste posent un constat. De Sarajevo à Podgorica, en passant par Belgrade et Zagreb, quinze millions de personnes utilisent le même idiome : une langue qui fut normée aux XIX° et XX° siècle, connue du temps de la Yougoslavie comme le serbo-croate (ou croato-serbe) et écrite tantôt en alphabet latin (croatie et bosnie), tantôt en cyrillique (serbie et monténégro).

    Cette langue est désormais officiellement sans nom. Cependant, dans le monde de l’éducation, de la recherche et au sein des administrations, elle est parfois appelée "BCS" (bosno-croato-serbe), comme au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie à La Haye, ou bien "BCMS" (M pour "monténégrin") ou encore "BHS". Quand ils vivent à l’étranger, les ressortissants des pays où elle est parlée "disent le plus souvent « Notre langue » (ndlr : Nas jezik)". C’est ce que déclare la romancière croate Slavenka Drakulic. Il s’agit d’une langue standard polycentrique, parlée par plusieurs populations d’États différents.

    A contrario, cela pointe le levier linguistique dans l’émergence des nationalismes qui furent à l’origine de la tragédie de l’ex-Yougoslavie. Par conséquent, le manifeste de Sarajevo dénonce l’action des identitaires linguistiques. En effet, encore de nos jours - dans les écoles de ces ex-Républiques yougoslaves - les enfants sont séparés en fonction de leur supposée origine sous prétexte qu’ils ne parleraient pas la même langue. Comme cela arrive souvent, dès que quelqu’un ose critiquer les constructions pseudos-culturelles, mais réellement nationalistes et identitaires ; cette position leur vaut d’être menacés et accusés d’être des parasites ou des traîtres à leurs nations respectives - nations qui sont nées de l’éclatement sanglant de l’ex-Yougoslavie dans les années 90’. Durant cette période, 150 000 yougoslaves sont morts pour que, selon l’expression conne et sacrée, « des langues puissent vivre ». Nous pouvons voir maintenant à quoi et à qui cela a servi.

    Autre constat : depuis l’éclatement de la Yougoslavie, les élites nationalistes n’ont eu de cesse de creuser le fossé linguistique qui est à la source de leurs fonctions et privilèges. Au premier rang de la corporation des distingués linguistes qui, passés les massacres, se sont bâtis de belles carrières, nous ne nous étonnerons pas de trouver la présidente croate Kolinda Grabar Kitarovic. "Cette prétendue langue commune était un projet politiquement mort avec l’ex-Yougoslavie" a-t-elle déclaré. Bien sûr, une réunification lui coûterait son poste. Dans un style plus direct, plus post-stalinien, l’écrivain Davor Velnic a qualifié les anti–nationalistes de "Yougo-intellectuels", d’"apatrides", de "parasites" qui n’ont "jamais accepté le fait qu’il y ait un État croate souverain et internationalement reconnu". Voilà qui fleure bon le poteau d’exécution.

    La linguiste croate Snjezana Kordic a donc essuyé, avec ses co-signataires du manifeste, une violente campagne de presse dans son pays. Son tort ? Dans son dernier ouvrage, « La langue et le nationalisme", publié aux éditions Durieux en 2010, elle a énoncé quelques évidences historiques sur l’utilisation de la langue à des fins nationalistes. Son livre affirme, en effet, que les langues croate, serbe, bosniaque et monténégrine ne sont que les différentes variantes d’une seule et même langue. C’est en Croatie que la pureté de la langue a atteint son paroxysme. Elle y est devenue, depuis vingt ans, une grande priorité ; ce qui est un signe flagrant de la domination du nationalisme. Cela est d’autant plus vrai que les différences imposées par les linguistes croates sont artificielles et que leurs travaux sur la langue sont subventionnés par l’État croate.

    Le fait est que, en Croatie, depuis l’indépendance, l’aéroport n’est plus un « aerodrom » mais un « zracna luka », tandis qu’un porte-parole est un « glasnogovornik » et non plus un « portparol ». La tentative de transformer la "televizija" (télévision) en "dalekovidnica" ("vision lointaine") a, en revanche, fait long feu. Dans ce pays, les films serbes ont un temps été sous-titrés ... jusqu’à ce que les continuelles crises de rire des téléspectateurs ne viennent mettre un point final à cette étrange pratique burlesque.

    D’autres exemples d’artifices linguistiques nous sont également offerts ; mais en Bosnie, cette fois. En effet, les autorités bosniaques, soucieuses de la santé de leurs administrés, ont décidé de diffuser en serbe, en croate et en bosniaque - que « fumer tue ». Cette séparation linguistique, beaucoup la jugent artificielle et dictée par une volonté d’attiser les nationalismes. En réponse à ces contorsions, les bosniaques ont également réagi avec humour. En 2014, lors de manifestations en Bosnie, un slogan était apparu dans les cortèges : « Gladni smo na sva tri jezika ! » ("Nous avons faim en trois langues !"). Quant aux dirigeants du Monténégro, indépendant de la Serbie depuis 2006, ils ont vite fait ajouter deux lettres dans leur alphabet .…

    @Anarchosyndicalisme ! n°158 / Mars - Avril 2018
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