Sidérés aussi devant la difficulté de penser et de s’exprimer au milieu d’un ouragan de haine, de désinformation et d’indignations sélectives. Pour entamer cette réflexion, qui se poursuivra sans doute dans les prochains numéros, nous avons interrogé le collectif juif décolonial Tsedek !, et fait un tour dans les manifs pour la Palestine, scandaleusement réprimées.
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« Terrorisme » ou « résistance », définir le Hamas semble un débat piégé. Comment défendre la cause des Palestiniens sans paraître minimiser les crimes du Hamas ?
« Qualifier une lutte armée et ses modes d’action, ce sont deux questions différentes. Qu’une organisation de résistance ou de libération nationale se rende coupable d’actes terroristes ne change rien à la nature du conflit qui l’oppose à la puissance occupante ou coloniale. Refuser de définir le Hamas comme une “organisation terroriste” n’implique donc aucunement de légitimer ou minimiser des actes qui nous révulsent sur le plan éthique. Il nous paraît essentiel de réfléchir au vocabulaire que nous employons pour appréhender la réalité et produire une parole politique. Ceux qui opposent “terrorisme” et “résistance” entendent thématiser le conflit dans le cadre de la “lutte contre le terrorisme” telle qu’elle émerge après le 11 septembre 2001 : il s’agit d’identifier le Hamas à Al-Qaeda et à Daesh et l’État israélien aux démocraties occidentales. Cette lecture reprend un narratif israélien utilisé par Ariel Sharon contre Yasser Arafat en 2001, qui évacue la dimension coloniale du conflit et légitime la continuation de la politique israélienne de dépossession et de répression du peuple palestinien. On peut évidemment critiquer les modes d’action ou l’idéologie du Hamas. Ces critiques ont toujours existé et émanent d’abord de Palestiniens en lutte contre la colonisation.
Mais ce débat ne saurait se substituer à la dénonciation de l’oppression coloniale – dans le cadre de laquelle le Hamas, comme les autres organisations palestiniennes et l’ensemble du peuple palestinien, évolue. Si la critique du Hamas est décontextualisée, alors elle ne relève plus de la critique mais d’une posture déconnectée de la réalité vécue par des millions de Palestiniens, notamment à Gaza. »
Parmi les pays occidentaux, c’est en France que la solidarité avec les Palestiniens est la plus réprimée. Pourquoi, à votre avis ?
« La présence de grandes communautés arabo-musulmanes et juives, pour lesquelles ce conflit est un facteur de politisation important, tout comme le passé colonial et collaborationniste, fait du conflit israélo-palestinien un enjeu qui, en France, déborde souvent le cadre de la question de la Palestine. Dans les années 1960-1970, la répression de la solidarité avec les Palestiniens en France est liée à la répression des luttes anticoloniales, des luttes de l’immigration et des organisations d’extrême gauche. Les Comités de soutien à la révolution palestinienne, les Comités Palestine puis le Mouvement des travailleurs arabes ont en effet contribué à jeter des ponts entre les luttes de l’immigration et le mouvement ouvrier. Les années suivantes sont d’ailleurs marquées par de grandes grèves dans l’industrie automobile, qu’une partie du gouvernement de l’époque associe à l’islamisme2. Si cette politique s’adossait, dans les années 1960-70, à la figure-épouvantail du militant tiers-mondiste d’extrême gauche, elle s’articule aujourd’hui à la construction de la figure du musulman comme ennemi intérieur. En 2014, la forte mobilisation des quartiers populaires pour la solidarité avec les Palestiniens, débordant largement les partis politiques et les associations, mène ainsi le gouvernement de Manuel Valls à interdire les manifestations. La séquence actuelle intervient dans un contexte de réaffirmation illibérale de l’autorité de l’État, d’affaissement des libertés publiques et d’islamophobie d’État décomplexée. L’instrumentalisation d’un antisémitisme (qui est, lui, bien réel) par le gouvernement, ainsi que les positions pro-israéliennes inconditionnelles du chef de l’État, finissent de réunir les conditions pour que la répression de la solidarité avec les Palestiniens soit particulièrement dure en France. »
Parmi la diaspora, c’est aussi en France que la communauté juive est la plus massivement pro-israélienne. Comment l’expliquer ?
« Cela n’a pas toujours été le cas, et il faut d’abord rappeler que la communauté juive abrite une diversité d’opinions et de sensibilités politiques, y compris vis-à-vis du conflit israélo-palestinien. On observe cependant un basculement progressif à droite, dans lequel on peut inscrire ce positionnement pro-israélien. La spécificité de cette trajectoire renvoie à une histoire, liée, bien sûr, à l’antisémitisme en France et à la collaboration pétainiste, mais également à la colonisation française au Maghreb. La majorité des Français de confession juive sont issus des populations juives d’Afrique du Nord. Ils se trouvent donc au carrefour de deux grands déchirements traumatiques : la perte de leur arabo-berbérité, arrachée par le colonialisme français, et leur expulsion hors de l’humanité par le régime de Vichy. Cette histoire laisse un vide qui a été comblé, progressivement et en partie, par l’identification et l’attachement à Israël. On observe également un changement dans la fonction du Conseil représentatif des institutions juives (Crif) qui devient, dans les années 1980, un appareil politique pro-israélien, utilisé par la classe dirigeante comme outil de relais dans la communauté juive, non sans a priori antisémites. Cette politique a contribué à réduire les espaces de discussion et de débat internes et à construire une hégémonie du discours pro-israélien. L’expression massivement pro-israélienne de la communauté juive et la fascination, notamment dans la jeunesse, pour l’État d’Israël traduisent aussi un certain mal-être face aux contradictions de la société française, structurée par son racisme et la violence de ses rapports sociaux. Le sionisme et l’État israélien apparaissent alors comme la possibilité d’une existence digne et d’une protection contre l’antisémitisme, ce que nous réfutons. »
Vous attirez l’attention sur la dangerosité de l’amalgame entre juifs et sionistes. Au sein de la rédaction, nous nous interrogeons sur le concept d’antisionisme, que des courants antisémites se sont appropriés. Que faut-il en faire, d’après vous ?
« Bien sûr, certains courants antisémites se sont appropriés la lutte antisioniste, notamment pour entretenir l’antisémitisme dans un contexte où il est moins audible qu’avant. On pense à la mouvance d’Alain Soral ou aux réseaux proches du GUD. Que l’extrême droite détourne des luttes ou des concepts issus des luttes pour l’émancipation, ce n’est pas nouveau : pensons à la récupération du terme “socialisme” par certains courants d’extrême droite, ou, plus récemment, au détournement des luttes autour de l’écologie. Aujourd’hui, l’antisionisme permet surtout aux antisémites de dire que la France est dirigée depuis Tel-Aviv. Il s’agit d’un recraché grotesque de la thématique du “complot juif”. Pour nous, le sionisme, c’est la question de la Palestine. Nous sommes antisionistes car la matérialisation de cette idéologie s’opère à travers un État colonial et un système d’apartheid en Palestine, contre le peuple palestinien. À de très rares exceptions près, les organisations de solidarité avec le peuple palestinien ont toujours été claires quant au refus de l’amalgame entre juif et sioniste/Israélien et au refus de l’antisémitisme. Il n’y a aucune raison de renoncer au terme “antisionisme”, tant il renvoie à une lutte fondamentalement juste et conserve aujourd’hui toute son actualité. »