L’aporie de la société ordinale 

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  • Les sociologues Marion Fourcade et Kieran Healy signent avec "La société ordinale" une réflexion assez générale sur les paradoxes de la numérisation de nos sociétés. Si l’essai manque parfois d’exemples détaillés, la réflexion sur les limites d’un ordonnancement de la société par la mesure est plutôt pertinente.

    Ils montrent que la généralisation des classements conduit à une aporie. A invisibiliser le social par l’individualisation des calculs, le risque est de produire un "lumpenscoretariat" sans perspectives d’en sortir. La société ordinale est une société ordonnée, gouvernée en toute chose par la mesure, qui produit des effets très concrets sur la société dans une forme de stratification inédite qui bouscule la distribution des opportunités. Ce pouvoir ordinal concentre le pouvoir de la mesure dans quelques mains, mais surtout il distille l’idée que le classement et l’appariement sont la solution à tous nos problèmes. Rien n’est moins vrai. Les classements et appariements invisibilisent les réalités sociales et produisent une société sans échappatoire.

    Au prétexte de pouvoir calculer tout le monde, les systèmes produisent des scores qui fonctionnent très mal pour tous. Certains publics sont mal mesurés et mal classés. C’est ceux que Marion Fourcade appelle le “lumpenscoretariat” du capitalisme numérique. Ceux qui n’entrent pas dans les cases du formulaire, ceux dont la position est trop aberrante par rapport aux données et moyennes, ceux qui vont être maltraités par les systèmes de calcul, et qui seront d’autant plus mal traités que les scores les suivent par devers eux, se répliquent, se consolident dans d’autres index, sous la forme de cascades décisionnels de l’ordinal.

    Dans une société ordinale, l’important est le classement et ce classement ne permet pas de protéger les gens qui sont mal classés : il n’y a pas de compensation pour les marginalisés et les vulnérables. Dans la société ordinale, chacun semble avoir ce qu’il mérite, comme si la société n’existait pas. La société ordinale transforme la structure sociale du social en choix individuels qui n’en sont pas : le fait de ne pas avoir accès au crédit par exemple n’est pas un choix individuel ! Or, le classement et l’appariement n’ont rien de mesures objectives. En invisibilisant le social, elles le révèlent, l’amplifient et le figent au risque de stratifier une “précarité algorithmique”, qui s’installe pour de plus en plus en plus d’entre nous, les déclassés des systèmes.

    https://hubertguillaud.wordpress.com/2024/04/09/laporie-de-la-societe-ordinale