En Libye, Benghazi, nouveau hub de la migration clandestine vers les Etats-Unis
Par Nissim Gasteli (Tunis, correspondance)
Le 18 mai, peu après minuit, un Boeing 777 de la compagnie aérienne libyenne Ghadames Air décolle de l’aéroport Benina à Benghazi, la plus grande ville de l’est de la Libye, pour atterrir quatorze heures plus tard sur l’aéroport de Managua, au Nicaragua. Selon la chaîne de télévision nicaraguayenne 100 % Noticias, 367 passagers de nationalité indienne se trouvaient à son bord. Le 23 mai, une autre rotation a eu lieu à bord du même appareil avec 298 Indiens. Tous avaient l’intention de rallier ensuite les Etats-Unis.
Plus tôt, le 28 février et le 14 mars, deux vols similaires avaient été opérés depuis la capitale libyenne, Tripoli, sans que des informations sur la nationalité des passagers soient divulguées. Contactés, ni le ministère nicaraguayen des affaires étrangères ni les autorités aéroportuaires du pays n’ont répondu aux sollicitations du Monde sur ce qui apparaît comme l’ouverture d’une nouvelle route clandestine vers la frontière américaine. Aucune confirmation officielle de ces vols inédits n’a été donnée, mais l’aéroport international Augusto C. Sandino à Managua est aujourd’hui reconnu comme un important point de transit pour les candidats à l’immigration vers les Etats-Unis. En décembre 2023, un avion avec à son bord plus de 300 Indiens avait déjà été immobilisé à l’aéroport de Paris-Vatry (Marne) pour « soupçons de traite d’êtres humains » alors qu’il effectuait une escale technique entre Dubaï et la capitale nicaraguayenne.
Depuis 2021, « le Nicaragua a ouvert ses frontières aux ressortissants de pays politiquement difficiles, leur permettant de venir sans visa », moyennant un paiement à l’arrivée, explique Manuel Orozco, expert en migration au sein du Dialogue interaméricain, un centre de réflexion basé à Washington. Selon les données qu’il a collectées, 1 145 vols charters ont atterri à Managua depuis mai 2023, provenant principalement d’Amérique latine, mais aussi de Casablanca, au Maroc, et récemment de Benghazi.
Le régime de Daniel Ortega, président « anti-impérialiste » du Nicaragua, tire profit de ces arrivées d’un point de vue à la fois politique – en accroissant les problèmes à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, qui ont placé Managua sous sanctions depuis 2021 – et économique. M. Orozco estime à environ 30 millions de dollars les recettes générées par les pénalités de visa que Managua impose aux migrants clandestins, sans compter tous les revenus liés à leur transit dans le pays (transport, hébergement…).
Avec cette nouvelle route, le Nicaragua opère une jonction avec la Libye, l’un des principaux points de passage de la migration africaine vers l’Europe. Cette filière a émergé comme une alternative aux routes passant par la Turquie, verrouillées à partir de 2016 et la signature d’un accord entre Bruxelles et Ankara. Les exilés venus d’Asie, qui arrivent majoritairement par voie aérienne, se sont reportés sur les aéroports libyens, devenus des hubs pour les réseaux de passeurs.La compagnie syrienne Cham Wings, célèbre pour ses activités illicites comme le trafic de mercenaires, de stupéfiants et d’armes, qui lui ont valu d’être sanctionnée par l’Union européenne (UE), a ajouté le transport de migrants à ses spécialités. Elle vend aux candidats à l’exil un package à 1 200 dollars (environ 1 110 euros), selon une enquête du site d’information Al-Araby Al-Jadid, qui comprend le vol depuis Damas ou Beyrouth et l’autorisation de sécurité, document indispensable pour entrer dans les zones contrôlées par le gouvernement de l’Est libyen. Cham Wings Airlines propose aussi des connexions depuis les pays du Golfe.
Quelques heures avant le décollage du vol du 18 mai pour Managua, un appareil de Cham Wings, un Airbus A320 d’une capacité de 150 à 180 passagers, s’est posé à l’aéroport de Benina en provenance de Damas. Il avait précédemment opéré un vol entre les Emirats arabes unis et l’Amérique centrale. Les mêmes mouvements se sont répétés le 23 mai. En février et en mars, avant de s’envoler pour le Nicaragua, le Boeing 777 de Ghadames Air a réalisé deux allers-retours vers l’aéroport de Tachkent, en Ouzbékistan. Acquis fin 2023, cet appareil d’une capacité de 400 passagers n’a été utilisé qu’à ces occasions, d’après les sites de suivi du transport aérien.
« Emmener des migrants depuis l’Ouzbékistan ou encore l’Inde et leur promettre qu’ils vont arriver dans le sud des Etats-Unis, en traversant plusieurs pays et continents de manière irrégulière, ne peut se faire que grâce à des réseaux criminels transnationaux et la complicité de certains Etats », analyse Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies. L’utilisation de l’aéroport de Benghazi pour de tels vols se fait, sans aucun doute, avec l’assentiment du maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de l’est de la Libye. L’Armée nationale libyenne (ANL) qu’il commande assure la sécurité des lieux et garde un œil sur les arrivées et départs de passagers, comme a pu le constater Le Monde en septembre.
Outre ses activités civiles, cet aéroport international sert de base pour l’ANL de M. Haftar, qui est accusé depuis plusieurs mois de favoriser la migration vers l’Europe, tant pour des raisons économiques que comme levier de négociations avec l’UE. « Les dirigeants européens sont d’autant plus prêts à venir honorer et, de fait, reconnaître le clan Haftar que le nord de la Cyrénaïque est devenu une plaque tournante de la migration », relève M. Harchaoui.
Mais, en laissant transiter des migrants vers l’Amérique, M. Haftar prend le risque de compliquer davantage ses relations avec les Etats-Unis. Washington s’inquiète déjà de la présence croissante de la Russie et de son Africa Corps – le nouveau label des milices du Groupe Wagner – dans les zones contrôlées par l’ANL. Au cours des derniers mois, l’envoi de matériel par Moscou, via le port syrien de Tartous, s’est multiplié. Début mai, un porte-parole du département d’Etat expliquait au Monde être « préoccupé par les activités de Wagner soutenues par la Russie sur le continent, qui alimentent les conflits et favorisent la migration irrégulière ».
Dans le contexte de la campagne électorale aux Etats-Unis, en vue de la présidentielle de novembre, la question migratoire est devenue un sujet de crispation. Ces vols « vont faire réagir » à Washington, prédit Jalel Harchaoui. L’administration américaine a en effet multiplié les actions pour combattre les arrivées de migrants du monde entier à sa frontière sud. Elle a notamment sollicité de la part des pays de transit l’imposition de visas aux ressortissants de pays identifiés comme pourvoyeurs de migrants et déployé un arsenal de pressions et de sanctions contre les compagnies aériennes et les prestataires de services qui facilitent les vols charters. « Je pense que la Libye était le point de départ cette fois-ci, tout comme le Maroc avant… C’est une façon de provoquer les Etats-Unis et de voir jusqu’à quel point ils tolèrent le Nicaragua », conclut Manuel Orozco.