Le pouvoir est de plus en plus savant

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  • Le pouvoir est de plus en plus savant. Entretien avec Luc Boltanski
    #Sociologie_critique #Sociologie_de_la_critique #pragmatisme #Boltanski #Bourdieu

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    De la critique, c’est un peu différent. C’est un livre théorique. C’est la première fois que j’écris un livre théorique qui ne soit pas accroché à un travail d’enquête. C’est un peu la théorie sous-jacente au Nouvel Esprit du Capitalisme. J’ai cherché à construire un cadre qui permette d’intégrer des éléments se rattachant plutôt à la sociologie critique et des éléments se rapportant plutôt à la sociologie de la critique. Si vous voulez, on pourrait dire que c’est poppérien. Je relisais ce week-end des textes de Popper pour un livre que j’écris en ce moment. Je suis loin d’être poppérien sur tous les plans, mais je suis tout à fait d’accord avec l’idée que le travail scientifique consiste à établir des modèles qui partent d’un point de vue tout en sachant que ce point de vue est local. L’important est donc de ne pas chercher à étendre ce point de vue local pour l’appliquer à tout, ce qui est une des sources du dogmatisme. Mais on peut chercher à construire des cadres plus larges dans lesquels le modèle établi précédemment reste valable, à condition que son aire de validité soit spécifiée. Pour dire vite, ce qui nous inquiétait le plus dans ce qu’était devenue la sociologie bourdieusienne, c’était l’asymétrie fantastique entre, d’un côté, le grand chercheur clairvoyant et, de l’autre, l’acteur plongé dans l’illusion. Le chercheur éclairant l’acteur. Rancière a fait les mêmes critiques.

    [...]

    Je pense que c’est très lié à un autre problème qui est au cœur de la sociologie et auquel Bourdieu était très sensible, qu’il a cherché à résoudre sans, à mon sens, vraiment y parvenir. C’est un problème qui d’ailleurs n’a pas encore de solution vraiment satisfaisante. Il est, en gros, le suivant. Vous pouvez aborder la réalité sociale depuis deux perspectives. Vous pouvez prendre le point de vue d’un nouvel arrivant dans le monde auquel vous allez décrire ce qu’est cette réalité. Cela suppose un point de vue surplombant, une histoire narrative, la référence à des entités larges, à des collectifs, qu’ils soient ou non juridiquement définis : des États, des classes sociales, des organisations, etc. Certains diront la référence à des structures. Une perspective de ce type va mettre en lumière plutôt la stabilité de la réalité sociale, la perpétuation des asymétries qu’elle contient – dans le langage de Bourdieu –, la reproduction, et la grande difficulté pour les agents de modifier leur destin social ou, plus encore, de transformer les structures. Mais vous pouvez prendre aussi une autre perspective, c’est-à-dire adopter le point de vue de quelqu’un – ce que l’on appelle en sociologie un acteur – qui agit dans le monde, qui est plongé dans des situations – personne n’agit dans des structures, tout le monde agit dans des situations déterminées. Et là, vous ne serez plus en présence d’agents qui subissent, en quelque sorte passivement, la réalité, mais face à des acteurs, c’est-à-dire des personnes inventives, qui calculent, qui ont des intuitions, qui trompent, qui sont sincères, qui ont des compétences et qui réalisent des actions susceptibles de modifier la réalité environnante. Personne, à mon sens, n’a trouvé de solution vraiment convaincante pour conjuguer ces deux approches. Or elles sont l’une et l’autre nécessaires pour donner sens à la vie sociale. On peut essayer de formuler ce problème dans les termes de la relation entre structuralisme et phénoménologie. J’ai essayé d’articuler ces deux approches dans La condition fœtale à partir de la question de l’engendrement et de l’avortement. Je ne sais pas si c’était très satisfaisant. Bourdieu a essayé de conjuguer les deux approches. Avant de découvrir les sciences sociales, il voulait se consacrer à la phénoménologie. Cette articulation prend appui, dans son cas, sur la théorie de l’habitus, par rapport à laquelle j’ai pas mal de réticences théoriques. C’est une théorie qui dérive, pour une large part, de l’anthropologie culturaliste, telle que l’ont mise en forme des anthropologues comme Ruth Benedict, Ralf Linton ou Margaret Mead. J’ai relu récemment Patterns of Culture de Ruth Benedict et c’est assez étrange, aujourd’hui, de voir la façon dont elle utilise des catégories dérivées de Nietzsche et même de Spengler. L’idée centrale est que l’on peut identifier des cultures qui ont des traits spécifiques – un caractère, si vous voulez – et que ce caractère se retrouverait dans les dispositions psychologiques – dans le caractère – des personnes qui sont plongées dans ces cultures. C’est une construction plutôt bizarre et ça entraîne une circularité qui fait que si vous connaissez les attaches culturelles – définies par le sociologue et par la statistique – des acteurs, vous connaissez leurs dispositions et vous savez à l’avance la façon dont ces acteurs vont réagir dans n’importe quelle situation. C’est donc contre ce modèle que nous avons pris position. Mais nous voulions aussi éviter de prendre appui sur un autre modèle, construit en opposition au modèle culturaliste, qui sans passer par la phénoménologie et en prenant les moyens de l’économie néo-classique, ne connaît que des individus. Dans ce modèle poppérien, connu aujourd’hui sous le nom d’individualisme méthodologique, il n’y a que des individus qui ont chacun leurs motifs et leurs choix, et c’est de l’agrégation qui s’opère, on ne sait pas trop comment, entre ces motifs différents, que dérive la causalité historique, qu’il s’agisse de la micro histoire des situations ou de la grande histoire, qu’elle soit économique ou politique. Dans ce modèle, qui ne connaît que des individus, il est exclu de conférer une intentionnalité à des entités qui ne soient pas des êtres individuels, ce qui paraît raisonnable a priori. On ne peut pas mettre des groupes sociaux – groupes politiques ou classes sociales, par exemple – en position de sujets de verbes d’action. Mais, à mon sens, un des problèmes que pose ce modèle, c’est qu’il ne rend pas compte du fait que la référence à des entités d’ordre macro sociologiques, n’est pas seulement le fait des sociologues ou des historiens mais de tout le monde. Les acteurs ne peuvent pas confectionner du social sans inventer des institutions, des entités collectives, etc. dont ils savent, d’une certaine façon, qu’il s’agit de fictions mais dont ils ont pourtant besoin pour donner sens à ce qui se passe, c’est-à-dire à l’histoire.