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Journaliste spécialisé en sciences pas faciles à expliquer

    • Le bus à impériale, le contrôleur et l’épidémiologiste

      Dix mille pas et plus. En comparant le travail des contrôleurs des bus à celui des chauffeurs, un médecin a prouvé, en 1949, que les infarctus sont moins fréquents chez les personnes qui pratiquent une activité physique régulière.

      La plupart des médicaments naissent dans des laboratoires. Mais c’est dans un bus à impériale londonien qu’a été découvert le plus puissant d’entre eux : l’exercice physique.

      Tout a commencé après la seconde guerre mondiale, avec l’étonnante enquête d’un épidémiologiste britannique, Jeremy Morris. A l’aube des années 1950, médecins et chercheurs s’inquiètent des maladies cardiovasculaires, qui font de plus en plus de ravages, mais restent mal connues. Pourquoi les artères, et surtout les coronaires – les vaisseaux nourriciers du cœur –, s’encrassent-elles, conduisant à des accidents à l’époque bien souvent mortels, les infarctus du myocarde ?

      En 1949, le docteur Morris se plonge dans les dossiers médicaux de quelque 31 000 employés de la ­société des transports londoniens. Ces hommes, âgés de 35 à 64 ans, travaillent principalement dans des bus à impériale, des tramways ou des trolleybus, comme chauffeurs ou contrôleurs. Le contraste entre ces deux professions se révèle particulièrement frappant chez les employés des « double-deckers », les fameux bus rouges. Les infarctus sont deux fois moins fréquents parmi les contrôleurs. Ils sont aussi moins sévères. « Seulement » un contrôleur sur trois y succombe dans les trois mois, alors que la proportion est d’un sur deux chez les chauffeurs. L’écart peut-il s’expliquer par une différence de constitution physique ou de sensibilité au stress entre les deux groupes ? Ou est-ce le reflet du niveau d’activité physique des contrôleurs, qui montent et descendent 500 à 750 marches par jour travaillé, quand les chauffeurs passent 90 % de leur temps de travail assis ?

      Scepticisme de la communauté médicale

      En collectant des données comparables dans une autre branche professionnelle, celle des postes, Morris aboutit au même constat. Les facteurs sont moins exposés aux accidents cardiaques que leurs collègues physiquement peu actifs, téléphonistes ou réceptionnistes. Cette première salve de données épidémiologiques est publiée en novembre 1953 dans The Lancet.

      La revue est prestigieuse, mais la communauté ­médicale reste sceptique, et tourne en dérision les thèses de Morris. Pas de quoi décourager le médecin. Pendant des décennies, il va multiplier les études pour démontrer le rôle fondamental de l’activité physique – professionnelle ou de loisir – dans la protection cardio-vasculaire, et au contraire les effets délétères de l’inactivité (position assise prolongée). Aussi ­rigoureux qu’imaginatif, l’épidémiologiste ira même, dans l’une de ses recherches, jusqu’à comparer la taille des uniformes entre contrôleurs et chauffeurs de bus. Il montrera ainsi que les chauffeurs sont plus sujets à l’embonpoint que leurs collègues contrôleurs. L’écart de tour de taille se creuse au fil des années et s’accompagne d’un risque cardio-vasculaire accru.

      Depuis, des centaines de travaux ont établi que l’activité physique est une pilule universelle, aussi puissante que des molécules chimiques pour prévenir ou traiter le diabète, des cancers, la dépression… Certes, marche, vélo, salsa ou jardinage n’ont pas (encore ?) reçu l’agrément des agences du médicament. Mais ils sont reconnus aujourd’hui comme une thérapeutique à part entière, et peuvent, en France, être prescrits sur ordonnance chez les malades chroniques.

      Jeremy Morris est mort le 28 octobre 2009 d’une pneumonie, à 99 ans et demi. Initié dès l’enfance par son père aux joies du sport, il a pratiqué marche, natation et vélo au moins trente minutes par jour, jusqu’aux dernières semaines de sa vie.